lu sur le silence qui parle
“Je me suis toujours senti empiriste, c’est-à-dire pluraliste” / Gilles Deleuze
Le mouvement de Seattle avait ouvert la possibilité d’une politique de la multiplicité. Le succès du livre de Negri et Hardt, Multitude (1), est sûrement
lié à cette direction qu’il indiquait, non sans ambiguïté : sortir du concept de peuple en tant que catégorie qui présuppose et vise l’ “un”, en revendiquant, en même temps, une fondation
marxiste de ce passage. Faut-il comprendre que le marxisme est une philosophie de la multitude ? Que le concept de classe est une catégorie de la multiplicité ? Pour Paolo Virno, le concept de
classe est sans aucune hésitation synonyme de multitude (2). Pour Toni Negri, le concept de multitude doit réactualiser le projet marxien de lutte de classe, de façon qu’il soit possible
d’affirmer : “la multitude est un concept de classe”. L’action des forces politiques et syndicales qui se réclament du marxisme nous rappellent pourtant que les catégories de classe
(mais aussi de capital, de travail, etc.) sont des catégories ontologiques, et non simplement socio-économiques, qui fonctionnent et qui ont du sens seulement en rapport à la “totalité”. Ces
concepts impliquent des modalités d’action qui privilégient toujours le tout contre la multiplicité, l’universalité contre la singularité. La tradition politique occidentale s’est constituée
comme politique de la totalité et de l’universalité. Le marxisme, même lorsqu’il se voulait une critique radicale, n’a pas su créer les conditions théoriques, ni pratiques, pour sortir de cette
logique. Au contraire, il a souvent, pour ne pas dire toujours, amplifié cette aspiration au tout et à l’universel.
Il y a là un problème théorico-politique fondamental : je suis convaincu qu’une reprise de l’initiative politique et le développement de mouvements ne pourront se
faire que sur la base d’une politique de la multiplicité. Le référendum sur la Constitution européenne a encore une fois démontré que, pour les forces politiques et syndicales d’orientation
marxiste, qu’elles soient réformistes ou révolutionnaires, l’appel à un espace de souveraineté où pouvoir construire des “touts”, soi-disant “absolus et complets” (qu’il s’agisse du peuple, de
l’État nation, de la classe), semble irrésistible. Cette volonté de conduire une singularité à se dépasser vers la totalité et l’universel se répétant systématiquement dans l’histoire du
marxisme, elle doit avoir des racines profondes dans sa théorie. Le marxisme contemporain contribue largement à produire un autre blocage fondamental sur le développement des mouvements
politiques : en se limitant à défendre les “acquis”, il abandonne la gestion de “l'innovation” aux patrons et à l’État. Il me semble qu’une théorie de la “production du nouveau” est ce qui fait
terriblement défaut à une politique marxiste. Les deux problèmes - la composition et la disjonction des singularités et la production de nouveauté - sont strictement imbriqués et renvoient à
l’ontologie de la relation chez Marx lui-même : c’est ce que nous allons essayer d’analyser en partant de la philosophie de la multiplicité qui lui est pratiquement contemporaine.
Les relations sont-elles intérieures ou extérieures aux termes ?
Gilles Deleuze et Félix Guattari, dans leur dernier livre, Qu’est-ce que la philosophie ? (3), nous rappellent qu’au tournant du
siècle dernier, le socialisme et le pragmatisme, le prolétaire et l’émigrant, incarnent deux manières différentes d’appréhender et de pratiquer la “nouvelle société des frères et des
camarades”. Nous allons accepter la petite provocation deleuzienne qui met sur le même plan pragmatisme et socialisme, car elle nous permet de nous confronter à l’héritage hégélien du
marxisme et aux ravages qu’il a provoqués, et qu’il continue de provoquer, dans les mouvements politiques.
La question que pose le pragmatisme semble n’avoir que des implications philosophiques : “il s’agit de savoir si toutes les relations possibles d’un être avec
les autres sont primitivement renfermées dans sa nature intrinsèque et rentrent dans son essence” (4). En réalité, la “grande question de savoir si des relations sont possibles” a
une importante portée politique. La théorie de l’extériorité des relations implique que les relations soient largement indépendantes des termes qui les effectuent, et que les termes puissent
avoir de multiples relations à la fois. Il s’agit pour les termes de pouvoir être en même temps dans un système et dans un autre, de pouvoir changer certaines de leurs relations sans les
changer toutes. C’est autour de l’existence des relations externes aux termes, de l’indépendance des termes et des relations par rapport à la totalité, que se joue la possibilité ou
l’impossibilité d’une politique de la multiplicité (ou de la multitude). Cette théorie des relations extérieures, “flottantes” et “variées”, nous fait sortir de l’univers de la totalité pour
entrer dans le monde du pluralisme et de la singularité où les conjonctions et les disjonctions entre les choses sont à chaque fois contingentes, spécifiques, particulières et ne renvoient à
aucune essence, substance ou structure profonde qui les fonderaient.
La philosophie de Marx, tout en étant une théorie des rapports, nie la possibilité des relations extérieures. Comme dans la tradition idéaliste et rationaliste,
les rapports sont appréhendés à partir de la différence entre essence et phénomène. Pour Marx, l’individu n’est qu’un fait empirique, un phénomène. Ce qui est réel ce n’est pas l’individu
empirique, le singulier, le particulier, c’est-à-dire le terme, mais l’individu social, et donc les relations dans lesquelles l’individu est pris. Pour saisir le réel, il faut remonter à
l’essence qui est constituée par l’ensemble des “rapports sociaux”. Le savoir immédiat et empirique se concentre sur les “particuliers”. C’est un savoir phénoménal qui fait abstraction de leurs
liaisons, de leurs rapports. La théorie révolutionnaire, au contraire, sans négliger les particuliers, doit les élever jusqu’au “tout” dans lequel ils ont leur liaison. Le fait empirique,
l’individu, l’immédiat, sont des abstraits. Ce qui est concret est la “totalité” des relations, dans laquelle l’individu, le fait, l’empirique, existent.
Le philosophe italien Giovanni Gentile nous fait remarquer, dans un texte sur la philosophie de Marx de 1899 (5), encore inégalé par sa clarté et sa précision,
que jusqu’ici il n’y a que du Hegel. La seule différence avec la philosophie hégélienne est que les relations ne sont pas le fait de la pensée, mais de l’activité humaine sensible. L’unité et
la totalité, la liaison entre les choses ne sont pas le résultat de la “praxis” de l’idée, mais de la “praxis” du sensible. Cette dernière étant un faire aliéné, le tout, la totalité ou
l’entier sont constitués non pas par “l’ensemble de rapports sociaux”, mais par les rapports de production (la relation capital-travail). Si, dans la philosophie de Hegel, c’est la puissance
d’unification de l’idée qui “subsume” le monde, chez Marx, c’est la puissance de la relation capital-travail qui l’unifie et le subordonne à sa logique. Étienne Balibar, quant à lui, donne une
interprétation de l’ontologie de la relation chez Marx qui ne renvoie pas à la totalité, mais à l’indétermination du “transindividuel” (6). Sans entrer dans une discussion philologique, nous
pouvons affirmer, que, quelle que soit sa portée théorique, ce n’est sûrement pas cette ontologie de la relation qui a été au fondement de la pratique théorique et politique de la tradition
communiste.
Si l’on veut trouver le fondement théorique d’une pensée qui a profondément influencé la politique dans le siècle qui vient de s’achever, il faut certainement se
tourner vers Histoire et conscience de classe de Lukács, qui affiche la prétention de traduire les acquis politiques de la révolution soviétique en enjeux théoriques et de les jouer contre les
“antinomies de la pensée bourgeoise”. Dans ce livre formidable pour sa cohérence et sa fidélité à la pensée philosophique de Marx, les concepts de “totalité”, de “tout” et “d’entier” reviennent
comme des ritournelles. Selon Lukács, le marxisme doit saisir avec “clarté et précision” la différence entre l’existence empirique des faits et leur “noyau structurel interne”, c’est-à-dire
leur essence. De ce point de vue, Lukács suit très précisément la pensée de Marx pour qui, si l’essence des choses et leur existence, en tant que phénomènes, coïncident, alors toute “science”
est inutile. Pour cette méthodologie, les relations sont internes aux termes. Il n’y a pas d’extériorité, il n’y a pas d’autonomie possible, ni des termes, ni des relations : “Les éléments
et les moments particuliers de la totalité contiennent la structure de l’entier, du tout” (7). Que la totalité soit une totalité divisée ne change rien à l’affaire. Le réel est relation,
mais les relations renvoient à une essence, à une structure. Ainsi, les parties, les termes trouvent leur vérité et leur possibilité d’action seulement dans le rapport au tout, c’est-à-dire,
dans le cas du marxisme, à la relation de Capital. Et encore, comme chez Hegel, la réalité n’est pas ce qui est, mais ce qui devient. La réalité est mouvement, tendance, évolution. Mais
l’appréhension de la réalité comme processus permet seulement de découvrir l’essence du phénomène, en la réalisant. De cette manière, les devenirs, les processus n’ouvrent pas à
l’indétermination de l’actualisation des relations, mais à leur mouvement ininterrompu vers la totalité (les rapports de production), vers la réalisation de l’essence (la nécessité du
développement de la relation de Capital, et donc de la classe, et donc de la révolution).
Le marxisme intègre ainsi une autre condition de la politique moderne. Pour embrasser la connaissance du réel dans sa globalité et pour pouvoir agir au niveau de
la totalité, il faut un sujet universel.
Le point de vue distributif et le point de vue collectif
Le pragmatisme est une longue création articulée de concepts contre cette façon de penser et d’agir à partir, et en vue, de la totalité, et contre cette façon de
renvoyer les relations à quelque chose qui les fonderaient. La réalité existe-t-elle distributivement ou collectivement, se demande William James ? “Il se peut que la réalité existe sous un
aspect distributif, sous l’aspect, non pas d’un tout, mais d’une série des formes ayant chacune son individualité” (8).
Dans toute son œuvre, James insiste systématiquement sur la différence entre le point de vue distributif et le point de vue collectif. Le premier s’identifie avec
le pluralisme et la multiplicité, le deuxième s’identifie à la logique de la totalité et de l’universel. “Nous percevrons, je pense, de plus en plus clairement que l’existence de choses une
à une est indépendante de la possibilité de les rassembler toutes à la fois, et qu’un certain nombre de faits au moins existent uniquement sous la forme distributive d’un ensemble de chacuns,
de chacuns au pluriel qui, même s’ils sont en nombre infini, n’ont besoin en aucun sens intelligible soit de s’expérimenter eux-mêmes, soit d’être expérimentés par un autre être en tant que
membres d’une totalité” (9).
La possibilité de penser l’univers sous la “forme chaque” (“eaches, everys, anys”) et non plus sous la forme de “l’unité collective”, la
possibilité d’une doctrine qui admet la multiplicité et le pluralisme, cela “signifie simplement que les diverses parties de la réalité peuvent entretenir des relations extérieures”
(10). Les relations sont ainsi libres de tout fondement, de toute substance, de toute attribution essentielle et les termes peuvent être indépendants des relations. Les choses se rapportent les
unes aux autres de mille manières, mais il n’y a pas une relation qui les renferme toutes, il n’y a pas un être qui contienne tous les autres. Chaque relation n’exprime que l’un des aspects,
l’une des caractéristiques ou fonctions d’une chose. Deleuze parlera à ce propos d’une “essence opératoire”, pour la distinguer du concept classique d’essence, comme ce qui se dégage d’une
chose à l’issue d’un certain type d’opération et qui fait ainsi surgir une différence. “Une même chose peut appartenir à des systèmes différents” (11), elle peut entrer dans une
composition, dans une unité, sans pour autant être complètement déterminée par cette unité, par cette composition.
Avant d’être une forme d’organisation politique, le fédéralisme est une modalité d’organisation de l’univers. Dans l’univers pluraliste, le fédéralisme exprime
l’impossibilité de totaliser les singularités dans une unité absolue et complète, puisqu’il y a toujours quelque chose qui reste “en dehors”. “Ainsi le monde du pluralisme ressemble plutôt
à une république fédérale qu’à un empire ou à un royaume. Quelque énorme portion que vous rameniez à l’unité, en la rapportant à n’importe quel centre réel de conscience ou d’action où elle se
constate présente, il y a autre chose qui reste autonome, qui se constate comme absent du centre en question, et que vous n’avez pas réduit à cette unité” (12). L’existence des relations
externes, variées, flottantes, rend la création possible. Dans la “forme tout”, les parties sont essentiellement co-impliquées, et leur continuité et cohésion sont assurées par la totalité.
Dans la “forme chaque”, il y a des discontinuités et des disjonctions réelles et par conséquent “il y a toujours quelque chose qui échappe”, dit James. Et c’est ce qui échappe qui fait le
mouvement, qui crée, qui innove. “L’existence sous une forme individuelle rend possible pour une chose d’être reliée par des choses intermédiaires à une autre avec laquelle elle n’a pas de
rapports immédiats ou essentiels. Ainsi sont toujours possibles, entre les choses, de nombreux rapports qui ne sont pas nécessairement réalisés à tel moment donné” (13). Dans la théorie
des relations externes, il n’y a pas d’essence, il n’y a pas de substance. Derrière les phénomènes, “il n’y a rien”, dira James. De cette façon, les relations renvoient à
l’indétermination du virtuel, à la “possibilité de la nouveauté” et non à la réalisation de l’essence. Le pragmatisme croit à une réserve de possibilités étrangères à notre expérience
actuelle.
Dans le marxisme, il n’y a pas une telle possibilité des créations absolues, intempestives et imprévisibles, puisqu’elles sont déjà données ou impliquées dans la
structure, découlent de l’essence. Le marxisme ne peut pas avoir une théorie de la “production du nouveau”, puisque son ontologie renferme la possibilité de la nouveauté (et des sujets) dans
une relation préconstituée (le capital et travail détiennent le monopole de l’invention et des processus de subjectivation).
L’union et la désunion des choses
L’ontologie pluraliste implique une nouvelle façon d’appréhender la politique, puisqu’elle décrit les modalités par lesquelles les singularités se composent et se
décomposent, s’unissent et se séparent, en renvoyant à des logiques qu’on peut appeler, avec Deleuze et Guattari, majoritaires et minoritaires.
Le pluralisme ne nie pas les processus d’unification et de composition, mais en reconnaissant que les voies par lesquelles se réalise la continuité des choses
sont innombrables et à chaque fois contingentes, il pose les questions suivantes : “Le monde est un : mais de quelle manière est-il un ? Quelle sorte d’unité possède-t-il ? Et quelle valeur
pratique son unité a-t-elle pour nous ?” (14). Chez William James, le problème de l’unité et de la diversité ne peut être résolu par une argumentation à priori. Le monde aura juste autant
d’unités, juste autant de diversités que nous en constaterons. L’empirisme formule le monde en propositions hypothétiques, le rationalisme (et le marxisme) en propositions
catégoriques.
De la même manière qu’il y a une multiplicité des relations, il y a aussi une multiplicité de modalités d’unification, différents degrés d’unité, des manières
hétérogènes d’être “un” et une multiplicité de manières de les réaliser. Nous pouvons avoir “une unité qui s’arrête devant des éléments ; une unité qui se fait simplement de proche en
proche au lieu de se faire d’un seul coup, en bloc ; une unité qui se réduit, dans bien de cas, à une simple proximité extérieure ; une unité, enfin, qui n’est qu’un enchaînement” (15).
L’humanité opère quotidiennement des processus d’unification, mais ces processus sont à chaque fois contingents, empiriques, partiels. “Nous créons nous-mêmes et constamment des connexions
nouvelles entre les choses, en organisant des groupes de travailleurs, en établissant des systèmes postaux, consulaires, commerciaux, des réseaux de voies ferrées, de télégraphes, des unions
coloniales et d’autres organisations qui nous relient et nous unissent aux choses par un réseau dont l’ampleur s’étend à mesure que s’en resserrent les mailles” (16). L’unification se fait
à partir de la forme réseau et les “systèmes” constituent un “nombre incalculable de réseaux” qui se superposent. Le “mode d’union” décrit par James est très différent de “l’unité parfaite”,
“absolue”, impliquée par la “forme tout”.
Dans l’univers de la multiplicité, les différentes manières d’être “un” impliquent une multiplicité de modalités à travers lesquelles se pratiquent ces
unifications. Comment les choses tiennent ensemble, comment les réseaux font cohésion, comment se construit le monde ? “Les choses peuvent avoir de la consistance, être cohérentes, de bien
des façons différentes” (17). Parmi les “innombrables espèces de liaisons”, James distingue “l’union par enchaînement interrompu”, qui se déploie de proche en proche, se
construit par pièces et morceaux et implique du temps, de “l’union absolue”, qui se fait instantanément par “convergence universelle”, par fusion ou par subsomption, pour parler le langage
hégélo-marxiste. La connaissance étant pour James une des parties les plus dynamiques de la réalité, elle a sa validité, non pas dans sa faculté d’embrasser le tout, l’universel (voir la
prétention des marxismes à se proclamer “sciences”), mais dans sa capacité à nous diriger et nous montrer un “immense réseau de relations” en vue de la production de quelque chose de nouveau et
singulier. La connaissance a aussi un mode de constitution pluraliste, distributif et temporel. “Cette connaissance (concatenated), allant de proche en proche, diffère totalement de la
connaissance (consolidated) que l’on suppose être celle d’un esprit absolu” (18).
L’univers pluraliste se construit ainsi par “enchaînement continu” de choses et par “connaissance enchaînée” de concepts. Les réseaux établissent des cohésions,
des “conflux partiels”, à travers la connexion entre des morceaux, des parties et des bouts d’univers. Les parties composantes sont reliées entre elles par des relations à chaque fois
particulières, spécifiques. “Il en résulte, pour les diverses parties de l’univers, d’innombrables petits groupements qui rentrent dans des groupements plus vastes, et sont là autant des
petits mondes (…). Chaque système représente tel type ou tel degré d’unité, ses parties composantes étant liées entre elles d’après telle relation d’une espèce particulière ; et une même partie
peut figurer en de nombreux systèmes différents” (19). Il n’est pas impossible, donc, d’imaginer des mondes qui s’opposeraient entre eux à partir de modalités de connexion différentes, de
manières hétérogènes de tenir ensemble leurs éléments. “Ainsi le monde est, dans la mesure exactement où l’expérience nous montre un enchaînement des phénomènes - , par rapport aux liaisons
définies qui nous apparaissent, et seulement par rapport à elles. Et alors, dans la mesure où se rencontrent des disjonctions définies, le monde n’est pas un” (20). La disjonction possède
aussi une multiplicité de modalités de réalisation. Il y a des manières hétérogènes de se diviser, qui sont chaque fois contingentes, spécifiques, singulières.
Étudier les “diverses sortes particulières d’unités qu’enveloppe l’univers” signifie aussi affirmer que “plus d’une nous a paru coexister avec certaines
sortes de multiplicités supposant une séparation qui ne serait pas moins réelle” (21). Au lieu d’avoir un “Univers-bloc”, avec ses termes et ses relations impliqués les uns par rapport aux
autres, et tous par rapport à la totalité, nous avons un “Univers-mosaïque”, un Univers-patchwork, un Univers-archipel, c’est-à-dire un “univers incomplètement systématisé”, un monde
“partiellement alogique ou irrationnel” où il y a une multiplicité possible et contingente de jonctions et de disjonctions, d’unifications et de séparations. Jean Wahl a réuni quelques-uns des
termes par lesquels James définit l’univers pluraliste : “Arbitraire, cahoté, discontinu, grouillant, embrouillé, bourbeux, pénible, fragmentaire, morcelé” (22).
Nous avons là un univers inachevé et inachevable, un univers incomplet dont la réalité et la connaissance se font de proche en proche, par addition, par
collection des parties et des morceaux. Un univers où la composition doit suivre la cartographie des singularités, des petits mondes, des différents degrés d’unité qui l’animent. Un monde
additif où le total n’est jamais fait et qui “croît ici et là”, grâce, non pas à l’action du sujet universel, mais à la contribution parsemée de singularités hétérogènes. Dans ce monde de
l’incomplet, du discontinu, du possible, où la nouveauté et la connaissance se produisent par taches, par places, par plaques, les individus et les singularités peuvent réellement agir (et pas
seulement les sujets collectifs ou universels) et connaître (23).
Nous pouvons maintenant répondre à la question pragmatique : “quelles conséquences pratiques entraîne l’idée d’unité ?”, selon qu’elle est prise dans sa
conception absolutiste ou pluraliste. Les modalités d’unification “absolue et complète” et les modalités de composition pluraliste renvoient aux logiques majoritaires et minoritaires par
lesquelles Deleuze et Guattari définissent la politique dans les sociétés modernes.
Le marxisme comme politique de la totalité
Le pragmatisme nous permet de comprendre comment l’ontologie de la relation chez Marx est encore profondément liée à la philosophie idéaliste du XIXè siècle, et
de saisir ainsi les limites ontologiques de la politique marxiste.
Le marxisme est dans l’impossibilité de penser des relations qui seraient de pures extériorités, des relations sans fondement dans la totalité de la relation de
Capital. Au contraire, les modalités d’action et de connaissance des mouvements qui se sont développés après la deuxième guerre mondiale expriment des relations qui ne se déduisent pas des
termes, et des termes qui peuvent être indépendants des relations. Pratiquant et aspirant à une politique de la multiplicité, ces mouvements trouvent dans les marxismes des alliés plus
qu’ambigus.
Prenons l’exemple des mouvements de femmes (mais nous aurions pu prendre n’importe quelle autre pratique minoritaire, n’importe quel autre pièce ou morceau de
l’univers-mosaïque, pour parler comme James). Le marxisme est toujours en très grande difficulté devant l’expression de mouvements qui ne renvoient pas directement, ou pas exclusivement, à la
relation de classe. Il ne peut pas les penser dans leur autonomie et indépendance, il ne peut pas les penser comme “nouveauté radicale”, puisque, selon la méthode marxienne, leur vérité n’est
pas immanente aux mouvements eux-mêmes, elle se mesure, non pas aux possibilités de vie que ces luttes ouvrent, mais à la relation capital-travail. Ces mouvements ne représentent que des
phénomènes dont l’essence est dans la “relation des relations”. Comme dans le rationalisme, dans le marxisme, il n’y a finalement “qu’une chose”. Le monde est “un” a priori, ou il doit
l’être.
Et en effet, le marxisme pensera les mouvements de femmes de différentes façons, mais toutes renvoient à l’essence. Le mouvement des femmes est appréhendé comme
mouvement pour le “salaire au travail domestique”, comme “division sexuelle de l’organisation du travail” dans l’usine ou dans la société, ou encore comme “le devenir-femme du travail”. Le
marxisme ne voit dans le mode distributif, dans la dissémination, la fragmentation des “pièces et morceaux” par lesquels se font la production et la connaissance de l’univers, qu’une
dispersion, de simples disjonctions, une multiplicité sans connexion.
L’impossibilité des relations externes, l’impossibilité d’une nouveauté absolue, l’impossibilité d’une appréhension de l’univers comme multiplicité, conduira le
concept de classe à concurrencer la souveraineté de l’État sur le même terrain de l’unification “absolue et complète”, en opérant une épuration, même physique, de tout ce qui échappe. La
classe, comme toute totalité, ne peut jamais, dans un univers mosaïque, tout impliquer. Quelle que soit l’énorme portion des éléments qu’elle puisse ramener à l’unité, il y a toujours quelque
chose qui reste dehors, qui reste indépendant et autonome, pour lequel le socialisme a été, et reste, un cauchemar. En présupposant que le monde du capital est “un” (ou, ce qui est la même
chose, divisé en deux), le marxisme a contribué puissamment à construire son unité “absolue et complète”, en faisant payer le prix fort à tout ce qui se soustrait ou déborde.
Le pragmatisme et le capitalisme
Il n’est pas nécessaire de démontrer la filiation pragmatique de la pensée de Gilles Deleuze, puisqu’il la revendique ouvertement lui-même. Mais c’est Michel
Foucault, qui pourtant ne s’est jamais réclamé de cette tradition, qui l’a actualisée le mieux dans l’analyse du fait politique et dans la reconstruction de la généalogie des
savoirs.
Dans Qu’est-ce que la philosophie ?, Gilles Deleuze et Félix Guattari affirment que le marché est le seul vrai universel du capitalisme. Foucault ajoute
une considération fondamentale à cette constatation, en démontrant, dans ses derniers cours publiés (24), que cet universel est, comme tout universel, une construction pragmatique. La relation
capital-travail n’a pas la spontanéité dynamique que lui prête le marxisme. Elle est, au contraire, le résultat d’une stratégie qui utilise, pour la faire exister, une multiplicité de
dispositifs de pouvoir. Au principe totalisant du marxisme, Foucault substitue la prolifération de dispositifs qui constituent autant de compositions, de systèmes de consistance, de degrés
d’unité chaque fois contingents. Ces dispositifs ne sont pas seulement multiples, ils sont aussi différents. La manière d’être “un”, la façon de garantir la cohésion des parties, d’assurer la
continuité et la discontinuité des morceaux, d’impliquer l’autonomie et l’indépendance des éléments, n’est pas la même dans les dispositifs sécuritaires et dans les dispositifs disciplinaires,
dans les dispositifs politiques et dans les dispositifs économiques. Et les sujets de droits ne sont pas les mêmes que les sujets économiques, et ces derniers se distinguent à leur tour des
sujets “sociaux”.
Selon Foucault, la centralité de la relation capital-travail est à chercher dans le fait qu’elle s’est révélée la plus pragmatiquement efficace pour contrôler,
maîtriser et s’approprier l’extériorité des relations, et leur puissance de production du nouveau. Au capitalisme, en tant que stratégie de construction des universaux, on peut parfaitement
appliquer cette remarque de James : “il parle de ce qu’il appelle l’Unité des choses, alors qu’il ne cesse pas de penser à la possibilité de leur unification empirique” (25). La
déconstruction des universaux, la critique du rapport de Capital comme relation des relations, est argumentée et pratiquée d’un point de vue qui recoupe parfaitement la méthode pragmatiste :
les diverses manières d’être “un” nécessitent, pour leur “vérification précise, autant de programmes distincts dans le travail scientifique” (26).
C’est cette méthodologie que Deleuze reconnaît dans le travail de Foucault et c’est dans ce sens qu’il définit sa philosophie comme “pragmatiste et pluraliste”.
“L’Un, le Tout, le Vrai, l’objet et le sujet, ne sont pas des universaux, mais des processus singuliers d’unification, de totalisation, de vérification, d’objectivation, de subjectivation,
immanents à tel dispositif. Aussi chaque dispositif est-il une multiplicité, dans lequel opèrent de tels processus en devenir, distincts de ceux qui opèrent dans un autre” (27). La théorie
pluraliste de la connaissance de James trouve une continuation étonnante dans la généalogie foucaldienne des savoirs locaux, mineurs, situés, discontinus. Tandis que la tradition marxiste défie
la science sur son propre terrain, Foucault propose de faire jouer ces savoirs contre “l’instance unitaire”, contre les “effets de pouvoir centralisateurs”, qui peuvent être liés à
l’institution, mais aussi à un “appareil politique, comme dans le cas du marxisme” (28).
Et finalement, la chose peut-être la plus importante. Cette ontologie pragmatiste, en dessinant d’autres relations possibles entre les choses que celles des
parties au tout, peut être d’une très grande utilité pour décrire les modalités “d’être ensemble” et “d’être contre” (la division aussi est multiple, elle n’est pas “une” comme dans la théorie
marxiste) que les mouvements post-socialistes sont en train d’expérimenter (29). Un mouvement, comme tout élément, peut participer à plusieurs systèmes à la fois, avoir plusieurs relations,
exprimer différentes fonctions ; être, par exemple, en même temps à l’intérieur et à l’extérieur de la relation de capital, être dans et hors d’une institution, être “contre” et être “pour”,
créer, produire. Ce qui entraînera des stratégies politiques qui restent complètement opaques aux forces politiques et syndicales, précisément parce que ces dernières considèrent l’unité des
choses comme étant supérieure à leur multiplicité.
Maurizio Lazzarato
Multiplicité, totalité et politique
mis en ligne 2007 sur le site de Multitudes
1 Michael Hardt, Antonio Negri, Multitude. Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire, La Découverte, 2004.
2 Paolo Virno, Grammaire de la multitude, L’Éclat / Conjonctures, 2002.
3 Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit, 1991.
4 William James, Philosophie de l’expérience, Flammarion, 1910, p. 76.
5 Giovanni Gentile, la Philosophie de Marx, Éditions T.E.R., 1995.
6 L’interprétation du concept de “transindividuel”, aussi bien chez Balibar que chez Virno, est plus qu’étonnante. À partir des textes de
Simondon, il semble impossible d’interpréter les concepts de “pré-individuel” et de “transindividuel” comme langage, rapports de production, rapports sociaux. Dans les deux cas, il s’agit de
“potentiels”, de “réserves d’être”, “d’équilibres métastables” qui permettent l’individuation aussi bien biologique que sociale. Confondre le potentiel “non structuré” (qui n’est ni “social”,
ni “vital”) avec la structuration du langage, des rapports sociaux, des rapports de production me semble une interprétation plus que problématique.
7 Gyōrgy Lukács, Histoire et conscience de classe, Minuit, 1960.
8 William James, Introduction à la philosophie, Marcel Rivière, 1914, p. 123.
9 Ibidem, p. 221.
10 William James, Philosophie de l’expérience, op.cit., p. 309.
11 William James, Introduction à la philosophie, op. cit., p. 160
12 Ibidem, p. 310.
13 Ibidem, p. 313.
14 William James, le Pragmatisme, Flammarion, 1917, p. 128.
15 Ibidem, p. 144.
16 William James, Introduction à la philosophie, op.cit., p.159.
17 William James, Philosophie de l’expérience, op.cit., p. 71.
18 William James, Introduction à la philosophie, op.cit., p. 159.
19 William James, le Pragmatisme, op.cit., p. 132.
20 Ibidem, p. 143.
21 Ibidem, p. 155.
22 Jean Wahl, les Philosophies pluralistes d’Angleterre et d’Amérique, Les Empêcheurs de penser en rond, 2004.
23 Cette description de la constitution ontologique recoupe la constitution du social chez Gabriel Tarde.
24 Je me permets de renvoyer à mon compte rendu de deux séminaires de Foucault, publié dans le numéro 22 de Multitudes.
25 William James, le Pragmatisme, op.cit., p. 252.
26 Ibidem, p. 143.
27 Gilles Deleuze, Deux régimes de fous, Minuit, 2003, p. 320.
28 Michel Foucault, Il faut défendre la société, Gallimard - Seuil, 1997, p. 15.
29 Je me permets de renvoyer au chapitre 5 de mon livre, les Révolutions du capitalisme, Les Empêcheurs de penser en rond, 2004, où
j’esquisse une cartographie de ces nouvelles dynamiques. Mais sur ce terrain, tout reste à faire.