Moins de préjugés nationalistes lui eussent évité d’assurer que « seul un pays malade de sa sexualité [comme les États-Unis] peut imaginer de tels sévices
[prisonniers entassés nus à Abou Grahib]. » Comme si les tortures sexuelles et les viols commis pendant la guerre d’Algérie par des parachutistes français sur des prisonnières
(« indigènes » ou non) relevaient d’une saine virilité gauloise... Ce que bien sûr Bruckner, qui n’a certainement jamais violé personne, ne pense pas. Mais il oublie de se souvenir au
moment adéquat qu’il ne le pense pas. Il est vrai que le « sexe » est de ces sujets qui font fourcher l’esprit, la langue, et la queue (comme disait un diable de mes amis).
La langue qui fourche ment-elle ? Ou bien, au contraire, révèle-t-elle davantage que la langue droite, « soutenue » dit-on. In vino veritas. In
cauda venenum. Allez savoir !
Examinons le cas d’un autre spécialiste de l’amour et de la morale, d’ailleurs coauteur jadis avec Bruckner d’un ouvrage sur l’amour [1], Alain Finkielkraut.
Les journalistes n’oublient pas leur ancienne collaboration et Libération a réuni les deux auteurs à Lyon, en novembre 2011. À propos d’amour, bien entendu. Ce
fut l’occasion pour Finkielkraut de dire de DSK : « Il aime les parties fines, la débauche. Il est libertin et c’est une manière d’aimer les femmes ». [2]
« Mœurs dissolues » et « parties fines »... ? Dissolues ; signifie dissoutes ; mais dans quoi ? Et
fines ? Le contraire de « grossières » ? Fines, comme « fines gueules », « fine champagne ». « Partie fine » : partie de
débauche ; pop. partouze. Débaucher : le verbe viendrait du vocabulaire de la menuiserie. Débaucher, c’est d’abord dégrossir, puis fendre du bois.
On a beau fureter dans les dictionnaires, sauter du coq à l’âne, jouer avec les mots, comment lire « une manière d’aimer les femmes » dans des partouzes
tarifées, avec des prostituées, et comme clients des flics et des patrons ?
Ou bien s’agit-il d’ « aimer » les femmes, comme on aime les grosses cylindrées, le bœuf bourguignon ou les signes extérieurs de richesse ?
Du fric, des flics, du pouvoir (ne manque qu’un évêque ; les temps changent !). Dans quoi ces mœurs se sont-elles dissoutes, sinon dans les
eaux glacées du calcul égoïste. Dans une caricature des mœurs aristocratiques puis bourgeoises de toujours. Même manière d’« aimer les femmes » chez DSK et ses commensaux, chez
Berlusconi, et sans doute chez Poutine.
Finkielkraut n’est pas du genre à fuir les sujets difficiles. Il consacrait, le samedi 25 juin 2011, un numéro de son émission Répliques (sur
France-Culture) au libertinage. Il y évoquait un article du Monde à propos de la campagne lancée par un groupe qui se déclare féministe, intitulée « Osez le
clitoris ». Quelle époque ! Bon, quand on n’est pas du genre à fuir, il faut faire face. Et l’on entend ce propos dans la bouche du philosophe : « Vagin, je suis désolé
de prononcer ce mot à l’antenne, mais j’y suis forcé par les circonstances ».
Imagine-t-on la gêne, la souffrance même, d’un philosophe - dont nous savons désormais qu’il sait ce qu’ « aimer les femmes » veut dire -,
littéralement forcé par les circonstances (autant dire un viol !) de prononcer à l’antenne le mot VAGIN. Peut-il au moins se rincer la bouche... rien n’est moins sûr. Ah ! je
suis comme vous, chères lectrices, chers lecteurs : des mots de consolation me viennent à l’esprit. Tous nous avons envie de dire à Alain que ça n’est pas si grave, que nous avions tous
entendu ce mot, et même sur l’antenne de France-Culture... Mais si, Alain ! Souvenez-vous de cette pièce, chroniquée à plusieurs reprises : Les monologues du v...
(chut ! ne retournons pas le couteau dans la plaie).
Il semble donc qu’Alain ne partage plus tout à fait l’enthousiasme de son camarade Pascal pour les « mœurs dissolues ». Au moins le rejoint-il sur la
condamnation de la société américaine. Il se passe là-bas des choses qui passent l’entendement. Ainsi, à l’heure où la machine judiciaire se met en place contre DSK, que voit-on ? Sur
France 2, dans l’émission Mots croisés, du 30 mai 2011 (propos à 42" 07’), Alain se chargeait d’attirer notre attention :
« Le procureur s’est adjoint deux assistantes qui sont des femmes ; ça devrait nous faire réfléchir ! Pourquoi des femmes ? C’est comme si,
aujourd’hui en France, un homme était poursuivi pour antisémitisme et que le procureur se disait “Alors, maintenant j’ai besoin de juifs pour étoffer l’accusation !” »
Relisez cette phrase.
Le procureur s’adjoint des femmes dans une affaire de viol ! Quelle inconcevable partialité ! Quelle sournoise manière de fausser le jeu d’une justice
impartiale ! C’est comme, c’est comme... On peine à trouver l’image qui convient. Tiens ! c’est comme si le procureur - enfin non, pas ce procureur-là ! Reprenons :
c’est comme si un magistrat français choisissait des assesseurs juifs pour juger un antisémite ! Voilà ! C’est exactement pareil ! Des femmes pour juger un violeur présumé,
autant dire des juifs pour juger un antisémite présumé...
...Quant il apparaît évident à tout esprit éclairé et objectif qu’il est inconvenant que des juifs soient appelés à juger un être qui les voue à l’opprobre, voire
à la destruction. Comment voulez-vous être impartial dans ces conditions ?
On pourra donc s’offusquer pareillement de ce que des journalistes juifs soient appelés à traiter, par exemple, du conflit israélo-palestinien... Comment
voulez-vous ? Dans ces conditions...
Si notre mémoire est bonne, c’était l’obsession d’un certain Renaud Camus, récemment rallié à Marine Le Pen, dont le même Finkielkraut, assurait qu’il n’y a rien
d’antisémite dans sa manie de décompter les (trop nombreux à son goût) patronymes (censément) juifs sur l’antenne de France-Culture...
Observez qu’il y a dans ce délire une vraie logique. En effet, si - contrairement au sens commun - l’habitude de repérer, compter et dénoncer les juifs n’a rien
d’antisémite, alors récuser les femmes pour juger un violeur n’a rien de machiste. C’est, disons de la prudence...
Or on ne saurait être trop prudent par les temps qui courent. Évoquant l’attitude des maoïstes de La Cause du peuple dans l’affaire du notaire de
Bruay-en-Artois, accusé en 1972 du viol d’une jeune fille, un « révélateur de la folie idéologique sectaire », Finkielkraut ajoute : « Je me demande si les choses n’ont pas
empiré » [3].
Le passé maoïste du philosophe donne à son diagnostic le poids du vécu. On se dit : voilà un mec qui s’y connaît en sectarisme.
C’est insuffisant néanmoins. Et pour mieux suggérer l’ambiance terroriste (tribunaux populaires, etc.), Finkielkraut déclare : « Je voudrais citer une
féministe historique, qui m’a demandé de ne pas citer son nom, étant donné le climat actuel » [4].
Admirez la chose. Moi, Finkielkraut, qui dénonce la présence de magistrates dans un jury d’accusation appelé à connaître d’une affaire de viol, je fréquente (au
moins) une « féministe historique » - aussi crédible donc en féministe demeurée féministe que moi en ex-mao aujourd’hui invité à déjeuner au siège du patronat - et elle me
fait assez confiance pour me livrer un témoignage sous X, ce qui n’est pas rien « étant donné le climat actuel »...
Dans la même émission, le philosophe déclare avoir été choqué du « spectacle » des femmes d’un syndicat de l’hôtellerie qui ont manifesté à New-York
contre DSK. Heureusement qu’il existe des individus auxquels leur genre, leur couleur de peau et leur position sociale ont apporté en partage (en plus de tout le reste, s’entend) l’objectivité
et le sens de la mesure. Exemplaire, Pascal Bruckner : « Même si DSK était acquitté, il resterait coupable : sa faute se déduit de son statut. Mâle blanc, riche et européen,
c’est-à-dire décadent, il ne peut être autre chose qu’un agresseur compulsif. » (tribune du Monde déjà citée).
Au fait, notre attentif lectorat l’aura noté, tout occupé que nous étions de nos duettistes de la morale amoureuse, nous n’avons guère parlé jusqu’ici du héros
malheureux de l’affaire, ou plutôt des affaires qui portent son nom.
En même temps que la presse nous apprenait qu’il était mis en examen pour « proxénétisme aggravé en bande organisée », accusation dont rien ne dit
qu’elle résistera à l’instruction judiciaire, elle nous révélait le contenu de certains des milliers de courriels échangés entre DSK et ses compagnons de « débauche », comme dit
Finkielkraut.
Dans certains de ces courriels, DSK désigne les filles engagées pour les partouzes, dont il nie avoir su qu’il s’agissait de professionnelles, sous le terme
général de « matériel ».
Après « fait de matière » et « opposé à formel », Littré donne comme troisième sens de matériel : « Qui a ou qui paraît
avoir beaucoup de matière, grossier. [...] En un sens analogue, gros et lourd, en parlant des personnes. Il devient matériel. »
Concernant DSK, la révélation n’est pas récente, mais Littré l’éclaire pour nous : ce type est matériel.
Certes, il a, lors de son interrogatoire, désavoué le terme, jugé par lui a postériori inapproprié.
Inapproprié est un américanisme, d’introduction récente [5] dans le
vocabulaire courant français, via les journalistes. Il sert à nier que l’on a commis un délit ou un crime, en reconnaissant un simple « écart de langage ».
Parler d’écart de langage me fait penser à certaine amie des animaux qui a raté une occasion de se taire. Ingrid E Newkirk fondatrice de PETA, organisation qui
milite entre autres contre l’usage de la fourrure dans l’habillement, a écrit le 28 mars 2012 à DSK, pour lui proposer d’approuver l’utilisation de sa photographie dans une affiche de PETA en
faveur de la stérilisation des animaux de compagnie. « Personne n’est mieux placé que vous pour faire valoir qu’une libido exacerbée peut causer d’énormes problèmes et changer une
vie ». La fondatrice de PETA a joint à sa lettre une maquette d’affiche. À côté du visage de DSK, on peut lire une phrase en gros caractères : « L’ABUS DE SEXE PEUT ÊTRE
MAUVAIS ».
Du point de vue de la technique publicitaire, le coup est joli, puisque la « campagne » réelle est évidemment l’annonce de la proposition de campagne
(réellement faite ou non) et l’écho qu’elle suscite.
Du point de vue idéologique, PETA fait passer l’intérêt supposé des animaux avant l’intérêt des femmes. C’était déjà parfois le cas jusqu’ici dans la manière
d’utiliser les corps de femmes dénudées dans ses campagnes [6]. Cette fois, le slogan sur « l’abus de sexe » pousse jusqu’à la caricature le mensonge sur le
continuum entre pulsion sexuelle (masculine) et viol (voir sur ce site Les « besoins
sexuels » : un mythe au masculin).
Or le viol n’est en rien un « abus de sexe ». C’est un abus de pouvoir.
Les Finkielkraut et consorts évoquent un terrorisme féministe comme les militants lepénistes parlent du « racisme antifrançais ». C’est une inversion du
réel. À qui peut-elle profiter, sinon à ceux qui, ayant payé ou se servant gratis, « aiment » une femme tandis que deux complices - je veux dire deux « libertins » -
immobilisent chacun l’un de ses bras.
Je sais ce que vous pensez... Est-ce que ces déclarations des prostituées dont DSK était l’un des clients n’auraient pas été un peu « sollicitées » par
les policiers ? Et d’ailleurs, étant donné le climat actuel, sait-on seulement si ce ne sont pas, je m’excuse d’écrire ce terme mais j’y suis forcé par les circonstances, des femmes qui
auraient interrogé ces femmes ?
On sera tenté de suivre, au moins sur un point, M. Dominique Strauss-Kahn, lorsqu’il explique aux policiers (ceux qui l’interrogent, pas ceux avec lesquels
il baise) l’usage du mot « matériel » : « Lorsqu’il y a plusieurs personnes, c’est plus rapide d’employer un mot qu’une liste de prénoms ».
Voilà une vérité toute simple qui, aussitôt dite, emporte l’adhésion.
Un mot ?
Empruntons-le à Belmondo, dans À bout de souffle de Godard : dégueulasse.
Texte repris du site de Claude Guillon.