Quelques temps plus tard, je tombai par miracle sur un petit livre de Marcos Roitman Rosenmann, professeur de l’Université Autonome Nationale de Mexico, dans lequel il théorise merveilleusement bien les origines du conformisme social ou les raisons du succès de la fameuse phrase « c’est comme ça, la vie est ainsi faite, on y peut rien ». J’ai tout de suite pensé à mon interlocuteur grenoblois. Je lui dédie donc cet extrait (la traduction est faite maison, excusez les erreurs qui pourraient s’y glisser).
« Le conformisme social est un type de comportement dont le trait le plus caractéristique est le rejet de toute attitude qui comporte affrontement ou contradiction face au pouvoir légalement constitué. Il s’articule socialement à travers la création de valeurs et symboles qui tendent à justifier cette inhibition en vue d’une meilleure adaptation au système-environnement dans lequel on vit. […]
Un exemple concret : le travail des enfants, si répandu dans les pays du Sud. Si l’on y pense à travers la perspective des personnes qui le subissent, on finit à coup sûr par demander ou exiger son abolition. Cependant, si l’on soustraie la condition humaine de ce fait, si l’on ne l’envisage que sous un aspect global, celui-ci se transforme alors en travail productif, générateur de richesse sociale. Il reste certes dérangeant mais n’est plus aussi infamant que dans le premier cas.
Même chose pour la guerre. Si l’on pense à la guerre en termes de vies humaines, cela nous paraît abominable ; si l’on pense aux supposés bénéfices que l’on peut en tirer, alors elle nous semble légitime, glorifiante même, et, encore une fois, bien moins dégradante que dans le premier cas. […]
La destruction des principes éthiques et de la volonté de participation, comme facteurs constitutifs de l’être et de la condition humaine, favorisent le surgissement de la personnalité et du caractère conformiste. Lentement, se met en place un ordre social qui efface la volonté, inhibe la conscience et détruit les valeurs éthiques.
Cette phrase, que l’on dit et entend souvent, « c’est comme ça, on y peut rien », nous aide à justifier un comportement individuel et collectif. On fait partie du monde mais sans en faire partie totalement. On veut bien faire partie du monde si aucun évènement extérieur ne vient troubler notre morale de vie complaisante. Les injustices perpétrées tous les jours contre des êtres humains n’engendrent en nous aucun vrai sentiment de révolte. En revanche, lorsqu’on est affecté, d’une façon ou d’une autre, on répond avec énergie. On crie, on a recours au sens éthique et à la justice.
« La pauvreté ? Que pouvons-nous y faire ! C’est comme ça. On n’y peut rien ! ».
Ce principe est un choix volontaire et délibéré, une trahison face à la vie et face à nous-mêmes. Le silence et le manque d’engagement social facilitent notre quotidien : on tourne alors le dos au monde et à la réalité.
L’injustice nous afflige, on est triste d’apprendre que l’esclavage des enfants resurgit, que l’on meurt de faim tous les jours dans de nombreux endroits du globe. Une photo des horreurs de la guerre nous insupporte. On défend l’environnement et la nature sans trop de problèmes. On défend des valeurs essentielles comme l’amitié et on adhère aux causes justes. On veut le bien et la démocratie. On respecte la liberté de l’autre.
Tout cela, à une seule condition: que cela n’implique pas que nous devions renoncer à nos désirs ou intérêts. De plus, l’effort que nous déployons pour le bien commun doit être assorti d’une reconnaissance des autres. Nous n’agissons pour le bien commun que si cela accroît notre cotisation sur le « marché des valeurs humaines ».
Nous nous insurgeons contre la pauvreté, mais nous refusons de chercher à comprendre d’où elle vient et quels sont les acteurs qui la génèrent et la reproduisent, et encore moins de montrer du doigt ces derniers.
Il est beaucoup plus simple d’aborder la pauvreté comme catégorie immuable d’un ensemble d’êtres humains que comme condition humaine, c'est-à-dire comme situation conditionnée et délibérément voulue par l’autre. Il est beaucoup plus simple de ne concevoir la pauvreté qu’en tant qu’élément inhérent au pauvre, et qui donc ne nous regarde pas directement.
Le conformisme social, c’est ça, c’est la base qui unit et donne sens à une vie complaisante et libre des attaches provenant d’une conscience éthique. C’est un ensemble d’attitudes qui refuse l’engagement au-delà des limites stipulées par le cadre systémique ; et à juste titre, pourrait-on dire, car cet engagement remet profondément en cause notre confort de vie.
C’est en définitive la lutte entre une définition sociale de l’être et une définition individuelle de l’être social».
Voir Marcos Roitman Rosenmann, El pensamiento sistémico. Los orígenes del social-conformismo, México, Siglo XXI, 2003 .
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