On devine qui est Claudio Lavazza dès la première page de ce livre : les actions dont il est accusé parlent clairement. Un rebelle, un guerrier qui a
participé, avec tant de jeunes de sa génération, à la tentative de changer la société et le monde, assumant toute la responsabilité de le faire avec les instruments qu’il estimait adéquats. Sa
biographie n’est pas seulement un témoignage de plus sur la lutte armée de la fin des années 70 au début des années 80, mais c’est aussi le portait d’un homme qui, fait plutôt rare, dans la
saison d’impitoyable répression du soulèvement armé en Italie, ne se réfugie pas à l’étranger pour s’arranger avec les promesses des gouvernements plus ou moins garantistes (qui
garantissent les droits civils), n’accepte pas la condition de réfugié politique, mais poursuit sa lutte de l’autre côté des Alpes, en mettant en pratique avec une cohérence lucide, les
principes de l’internationalisme prolétarien et en démontrant que, tout comme l’injustice et l’inégalité, l’urgence de les combattre ne connaît pas non plus de frontières.
Avec une discipline de fer et une détermination consciente, il ne pense pas à s’enrichir et à s’installer, bien que les expropriations pour lesquelles il a été
condamné aient rapporté des butins plus qu’attrayants. Il poursuit sa lutte en affrontant les difficultés de chaque exilé et de tout individu pourchassé. Claudio ne veut pas que soit tiré un
trait sur son expérience qu’il ne consi- dère jamais comme terminée, même quand, en décembre 1996 à Cordoue (Espagne), il est blessé dans une fusillade sur un braquage puis arrêté : son
combat continue aussi à l’intérieur des murs. Dans cette « prison à l’intérieur de la prison » qu’est le régime FIES de l’État espagnol auquel il est soumis pendant une très longue
période.
Une expérience plus que trentenaire qui unit sans revirements les luttes d’hier à celles d’aujourd’hui, avec une vision concrètement internationaliste et
obstinément radicale. Radicale comme ces valeurs et ces désirs qui, malgré la peur et la résignation qui semblent régner en maîtres dans notre partie du monde, restent aujourd’hui encore
indispensables, et chaque jour plus urgentes à réaliser.
A travers ses récits, encore une fois, Claudio nous transmet la force qui a animé ses combats, mise à rude épreuve d’abord par l’exil et par la prison ensuite,
jusqu’à aujourd’hui, sans perdre cet enthousiasme qui lui a permis d’affronter, jour après jour, l’isolement et la torture de l’enfermement.
Un enfant pestiféré, Claudio. Un rebelle, anarchiste, guerrier, expropriateur, qui dans l’ardeur d’une bataille sans trêve, a su conjuguer ses qualités aux temps
difficiles qui ont cours.
Ce n’est pas une tache aisée que de s’occuper de l’édition de l’autobiographie d’une autre personne. Du moins c’est notre cas, nous qui nous sommes sentis souvent
mal à l’aise en y mettant la main, en en interprétant les phrases, les passages, cherchant à saisir de la manière la plus précise, c’est-à-dire celle de l’auteur, la clarté des concepts
exprimés et la signification des choix narratifs. Une tache rendue encore plus compliquée par la traduction à plusieurs personnes du texte original, que Claudio a rédigé en castillan, auquel il
a semblé nécessaire d’apporter une révision générale qui permette de relier les parties sur lesquelles chaque traducteur et traductrice est intervenu, et rendre donc le texte homogène et
cohérent dans son intégrité.
En fin de compte, Claudio parle de lui dans ce livre, de comment il a grandi et s’est formé, des sentiments, des amertumes, des multiples facettes qui façonnent
sa personnalité... pas uniquement des choix, des événements et de certains épisodes qui ont marqué son parcours extraordinaire (dans le sens d’hors du commun) de rebelle. Mais à quel
point les idées et l’agir d’un révolutionnaire dépendent aussi des situations et des sentiments qui sortent du contexte des luttes ?
Nous ne pouvons concevoir l’existence de « fonctionnaires de la révolte » qui réussiraient à tenir séparés vie privée et engagement pour changer le
monde. Et Claudio nous en donne une confirmation. Cela est donc utile pour ceux qui ont la curiosité de connaître moins superficiellement la personnalité et le vécu de celui qui écrit, de se
plonger un minimum dans l’intimité des aspects caractéristiques et des expériences qui ne sont pas secondaires dans le parcours d’une vie. Par ailleurs, c’est Claudio qui, à travers son
autobiographie, nous permet d’entrer dans sa vie, ou du moins jusqu’à la profondeur qu’il a jugé opportune, et qui nous révèle ses mondes, bien sûr mieux que ne peuvent le faire les
dossiers des tribunaux qui le concernent, l’image qu’ont dessinée de lui les médias, ou encore sa réputation par on-dit qui circule parmi les compagnons.
Il s’agit d’une biographie qui couvre un laps de temps fortement significatif pour les transformations sociales, économiques et politiques qui nous ont amenées
jusqu’à notre présent : des décennies que Claudio traverse dans l’enfance de l’après-guerre, dans la découverte de l’exploitation salariale lors des années du boom industriel, dans la
jeunesse de la saison des grands mouvements de classe et de l’engagement à travers la guérilla de rue et la clandestinité. En s’enfonçant ensuite, après l’épuisement de l’expérience des
organisations combattantes (ou du moins de celles auxquelles Claudio a participé), dans les années du soi-disant reflux, avec la quête obstinée et sans retour en arrière de nouveaux chemins de
liberté, d’affirmation personnelle et de ses principes, à parcourir, le regard toujours tourné vers ceux qui combattent encore, un monde dans lequel semble avoir disparu le cri de révolte
collective avec lequel Claudio a grandi et a entièrement mis sa vie en jeu.
Pour arriver aux années de l’enfermement, à l’énième terrain sur lequel, cette fois malgré lui, Claudio se trouve à s’investir tout entier, pas seulement pour ne
pas succomber, mais au contraire pour se battre à la conquête de chaque goutte de dignité, de revendication théorique et pratique des idéaux d’une vie. Une captivité que Claudio rompt en se
projetant dans l’interpréta- tion du contexte actuel des mouvements sociaux et révolutionnaires, et pas seulement de façon limitée à leurs spécificités de critique de la prison, se mesurant
avec les dynamiques de lutte et avec les camarades qui y participent, en imaginant quelles voies nous pouvons finalement encore emprunter pour concrétiser, maintenant et dans les jours à venir,
les rêves et les hypothèses de l’idéal anarchiste.
Claudio accompagne la narration d’une chronologie -du moins nous la définirions ainsi- réfléchie des événements, principalement relatifs aux mouvements de classe
et à la lutte armée en Italie, qui insèrent ses vicissitudes personnelles dans le contexte plus général de la période pendant laquelle celles-ci ont eu lieu. Ce choix est dû au fait d’avoir
principalement adressé cette autobiographie au mouvement antiautoritaire de la péninsule ibérique, un contexte dans lequel Claudio a rencontré un important manque de connaissance par rapport
aux événements historiques de notre pays à cheval entre les années 60 et les années 80, et en particulier à propos des soi-disant années de plomb et du phénomène armé diffus dont il a
lui même été protagoniste. Avec les mêmes motivations, étant donné qu’ici aussi on a tout fait pour mystifier les événements de ces années, il nous semble utile de profiter aussi de cette
chronologie pour l’édition italienne.
Une autre raison qui motive la priorité de l’auteur à se tourner vers le mouvement espagnol réside dans le fait que –en-dehors du fait que Claudio soit enfermé
dans les prisons de l’Etat espagnol depuis presque quinze ans– les circonstances mêmes de l’arrestation, la sienne et celle des trois autres compagnons en Andalousie, et les luttes successives
dont il sera l’un des protagonistes contre le régime pénitentiaire FIES, peuvent être considérées, sans aucun doute, comme des étapes décisives dans le parcours du mouvement anarchiste de la
péninsule ibérique. Ces événements et l’apport également théorique de Claudio depuis la prison ont certainement été déterminants tant dans la mise en discussion de l’anarchisme historique
représenté par des organisations comme la FAI et la CNT, que dans la contribution au débat impétueux qui s’est déchaîné dans ces années en Espagne –souvent, il faut l’admettre, avec des
malentendus, des interprétations et des prises de position maladroites– autour de l’apport théorique et pratique de l’insurrectionnalisme. Des moments qui ont assurément offert des occasions de
mûrir à une génération de jeunes militants libertaires avides d’action, d’idées moins poussiéreuses que les habituels sermons sur l’Espagne de 36.
L’état d’esprit de Claudio qui se révèle dans la confrontation avec l’expérience de la lutte armée représente peut-être une des caractéristiques de son texte qui
nous ont convaincu de proposer une édition en italien. Souvent, avec évidemment des exceptions notables, les textes qui circulent en Italie à propos des années de plomb, et surtout les
écrits mis en circulation par ceux qui ont été partie intégrante de cette période, sont imprégnés d’une atmos- phère de défaite. Une reddition si ce n’est sur le terrain à cette époque – mais
au moins a posteriori face à un système social, à un modus vivendi contre lequel ils s’étaient levés en armes. Il arrive ainsi fréquemment de tomber sur des bribes du passé d’hommes et
de femmes, sur des souvenirs (aussi émouvants ou poignants soient-ils) pourtant lointains, qui resurgissent dans les paroles de celui qui se sent le rescapé d’une guerre qu’on a
perdue.
Soyons clairs, chacun fait les comptes de son passé comme il le veut –tant qu’il ne balance pas les camarades de l’époque sur les bancs d’un tribunal, ou les
idéaux et expériences qui font partie du patrimoine collectif du mouvement révolutionnaire– mais, comme le démontrent Claudio et d’autres compagnons, ceux qui sont encore en prison depuis ces
années-là et ceux qui sont dehors et se sont replongés avec entrain dans les luttes du présent, il serait erroné de considérer ces expériences comme un chapitre clos de la vie de quelqu’un. Il
nous a paru au contraire enthousiasmant de lire comment un homme traqué par la Loi et qui a perdu une grande partie des points de référence humains, projectuels et organisationnels autour
desquels il a précédemment fait graviter son existence, s’évertue à trouver des chemins pour continuer à vivre et à lutter dans des temps qui ont changé, dans des conditions qui, autant qu’on
puisse les prendre en compte, sont plutôt difficiles à prévoir.
Et puis, pour conclure, un dernier mais non moins important point de l’engagement de Claudio à raconter sa vie nous concerne, en tant que femmes et hommes qui
haïssent les prisons et une société qui les considère comme nécessaires : la voix d’un reclus, d’un révolutionnaire qu’on voudrait condamner au silence et à l’oubli, fait irruption avec
son vécu et ses messages dans la réalité que nous nous trouvons à vivre ici dehors, et revendique avec force que les compagnons derrière les barreaux ne sont pas enterrés vivants, mais
font partie de nos affects, des parcours auxquels nous nous dédions, des espoirs de liberté auxquels nous devons déblayer le passage.
Bien sûr Claudio reste, comme il aime lui-même à le dire, un homme pestiféré, plus prompt à l’action qu’à la plume, et la biographie qu’il nous livre est
peut-être, essentiellement, une exhortation à ne jamais se rendre à la résignation, à faire siens les succès et les erreurs des autres, à s’avancer sans hésitation sur les traces d’une vie qui
mérite d’être vécue.
[Traduit de l’italien pour cette brochure : rabats et avant-propos à l’édition italienne de l’autobiographie de Claudio Lavazza, Pestifera la mia
vita, ed. « Cassa antirepressione delle Alpi occidentali », « Cassa anarchica di solidarietà anticarceraria » di Latina, « El Paso » occupato, Centro di
documentazione « Porfido » novembre 2011, 240 p.]
L’attaque de la prison de Frosinone
Le vaste mouvement de luttes sociales né dans les années 60 en Italie, s’est répandu à l’intérieur des usines et des écoles. A la fin de 1969, la répression a
augmenté avec la stratégie de la tension, des attentats perpétrés par les services secrets italiens (bombe de la place Fontana, le train Italicus, etc.), en une vaine tentative de provoquer un
coup d’Etat pour restaurer le fascisme. Ce contexte poussa quelques formations extraparlementaires et des secteurs impliqués dans la lutte à se questionner sur l’opportunité d’utiliser la lutte
armée et sur la violence comme moyen d’autodéfense. De ce débat naquirent, de 1969 à 1989, plus de cent organisations armées, pour être plus exact, cent-quatorze. Fin 1977, sous l’impulsion
d’un fort mouvement autonome qui s’était développé à travers le pays, et face à la nouvelle réalité des prisons spéciales, se formèrent les PAC. (Prolétaires Armés pour le Communisme)
soutenus par la revue Senza Galera (Sans Prisons). Je fus l’un de ses fondateurs. Parmi les membres de ce groupe, il y avait Cesare, un camarade issu du monde de la malavita
qui s’était conscientisé chaque fois plus, jusqu’à avoir une des positions les plus avancées de cette époque, parce qu’il avait développé une forte composante anarchiste au cours de sa
trajectoire. Cesare était mon ami. Sa sympathie débordante, sa spontanéité, son implication totale dans la lutte et ses points de folie, m’en faisaient le plus précieux des camarades.
Au cours des années suivantes, le nombre de membres des PAC s’est accru, leurs actions contre le monde carcéral aussi. Citons par exemple l’exécution, le 6 juin
1978, d’un adepte de la torture bien connu, Antonio Santoro, chef de sécurité de la prison d’Udine au nord de l’Italie, ou celle d’Andrea Campana, agent de la DIGOS (police politique), sans
compter quelques autres visites à des personnages du monde carcéral.
Au début du printemps 1979, un bon nombre de camarades, Cesare et moi, sommes prisonnier(e)s... Les PAC se dissolvent. Six mois après mon incarcé- ration, j’eus
la chance de sortir « faute de preuves », tandis que les autres res- taient enfermé(e)s, dont Cesare, avec la perspective de beaucoup d’années de prison, trente étant le minimum. Ma
libération ne fut pas aussi joyeuse qu’on peut l’imaginer, du fait que beaucoup de mes camarades restaient en taule dans cette angoissante prison de San Vittore, à Milan. Je me souviens que
lorsque j’ai vu l’avocat m’annoncer ma remise en liberté, j’eus une ex- pression de tristesse qu’il ne comprit pas. Il n’avait jamais vu pareille réac- tion au cours de toutes ses années
d’avocat. Lorsque je suis descendu dans
la cour de promenade et ai annoncé ma libération, j’ai exprimé aux autres qu’avec eux je laissais derrière moi mes meilleurs camarades de lutte, leur promettant,
les larmes aux yeux, que je reviendrais sortir de là ou de quelque autre lieu toutes les personnes qu’il serait humainement possible.
Je sortis de la prison début 1980. C’était l’hiver et il faisait très froid dans les rues de Milan. Cependant, le froid qui se répandait en moi du fait de cette
solitude imprévue était bien supérieur.
En 1981, un groupe de militant(e)s provenant de diverses organisations combattantes formèrent les COLP (Communistes Organisés pour la Libération
Prolétaire), se proposant de créer un réseau de solidarité avec les clandestins et pour la libération des prisonnier(e)s. Le point de départ fut quelques réflexions communes, comme
d’élargir notre champ de vision, vu que le système menaçait chaque jour avec la prison toute forme de dissidence. Une autre raison pour laquelle est née la volonté de renforcer notre pratique
d’attaque, où primait la libération des prisonnier(e)s comme point crucial de la confrontation, fut le fait qu’ils isolaient les prisonniers les plus combatifs dans des modules
« spéciaux », afin de reprendre le contrôle sur les prisons, qui avaient été une authentique poudrière de révoltes et de protestations. Ces régimes spéciaux étaient, à la longue,
synonymes d’anéantissement.
Avec les camarades qui formaient ce groupe particulier, on décida que la première libération serait celle de Cesare, qui se trouvait dans une prison du sud. La
prison de Frosinone était située quasi dans le centre de la ville. Vue de dehors, elle présentait un aspect lugubre accentué par ses quatre guérites, dans lesquelles surveillaient des
fonctionnaires armés. Les hauts murs qui l’entouraient cachaient la souffrance des prisonnier(e)s et rendaient difficile à deviner quoi que ce soit de l’extérieur. Le lieu ne permettait pas de
rester beaucoup de temps stationnés, car le risque d’être contrôlés par les forces de sécurité était constant On en faisait continuellement le tour, afin de recueillir des informations sur les
mouvements des gardes.
Au bout de six mois de longue préparation, on mit au point le plan d’attaque. Nous nous répartîmes le travail. La couverture de l’extérieur, qui consistait à la
protection de mes amis, me revenait. Ce rôle m’était confié car j’étais celui qui avait le plus d’expérience dans l’usage et le maniement des armes à feu, c’est-à-dire dans ce cas, un fusil
d’assaut.
Le temps passa et vint le moment où on ne pouvait pas attendre plus longtemps. Le camarade incarcéré courrait le risque d’être transféré d’un moment à l’autre, à
cause de la politique de dispersion instaurée par les institutions pénitentiaires dans le but de compliquer toute tentative d’évasion. Ce qui était sûr, c’est qu’il ne manquait pas de prisons
de sécurité où on pouvait le transférer, ce qui rendait quasiment impossible une quelconque libération. De plus, l’action prévue n’était pas facile. Il s’agissait de passer par la porte de
service et, de là, à travers une petite porte qui se trouvait dans la salle où les familles remettaient les paquets de fringue et de nourriture, puis d’accéder aux dépendances intérieures. La
salle d’attente serait probablement pleine de gens : hommes, femmes et enfants, les familles et amis des prisonniers. Quatre hommes et une femme se présenteront fortement armés sous les
murs de la prison. Je resterai dehors, près de la voiture volée, pour assurer la sortie une fois l’opération terminée. Le principal danger pouvait se présenter sous la forme d’une patrouille
qui, normalement, stationnait très près de l’entrée. Nous avions aussi localisé trois individus en civil avec des gueules de flic, tranquillement assis dans une Alfa Roméo de grosse cylindrée,
habituellement utilisée dans ce genre de surveillance. Ils vivaient des temps difficiles à cause des vagues d’attaques armées contre les structures et individus de l’appareil politique et
pénitentiaire. Ces mercenaires de l’Etat étaient donc entraînés pour tuer, et étaient armés de mitraillettes M.12, de pistolets et de gilets pare-balles. La possibilité d’un affrontement avec
eux nous angoissait tous, il impliquait la mort. La chose se présentait sous un aspect lugubre.
Enfin arriva le moment de l’action.
Le 4 décembre 1981, l’aube était froide. Le soleil se leva au cours de la matinée, atténuant un peu notre état d’âme perturbé. C’était une sensation étrange. On
pourrait difficilement décrire le monde intérieur de mes camarades, bien que je ne crois pas qu’il fut très différent du mien. Je me demandais plusieurs fois : « et si le maton
n’ouvre pas la porte ? » On devra utiliser des explosifs pour la faire sauter, et alors, avec le bruit, aurons-nous assez de temps pour rentrer et sortir le camarade
incarcéré ? Une infinité de questions se bousculaient dans mon esprit, provoquant des peurs qui n’avaient pas de raison d’être et amplifiaient celles qui étaient très réelles.
Nous arrivâmes vers 9h du matin, dans une voiture expropriée la semaine précédente. Nous nous sommes approchés de la prison, puis je suis descendu du véhicule
pour m’approcher à pied. Mes camarades ont continué en voiture vers le parking, qui était situé face à l’entrée de la prison. Les visites avaient commencé, et les familles qui n’étaient pas
encore rentrées et ceux qui accompagnaient les visiteurs se trouvaient dans ou hors des voitures, tuant le temps comme ils/elles pouvaient. Apparemment, tout était tranquille. Le mouvement des
gens et des autos rendait très difficile la localisation de la flicaille, qui avait l’habitude de se mélanger aux passants. Pourtant, nous pûmes identifier la voiture des carabiniers, postée
dans un angle de la prison, à la hauteur de la guérite. Là, et comme on l’avait prévu, il y avait trois civils. Pendant que mes camarades se garaient, je me plaçai à un endroit préalablement
choisi, d’où on pouvait avoir une vision globale de la scène où allaient se dérouler les faits. Je portais à la ceinture un revolver et, pendu à l’épaule, un sac dans lequel était caché le
fusil.
La peur finit par disparaître, et tout devint un peu irréel. Sans effort, les sens s’aiguisaient devant l’imminence de l’action.
Mes quatre camarades sortirent de la voiture. Ils traversèrent la rue et se dirigèrent vers l’entrée. Tout se déroula très vite. On ne pouvait se permettre aucune
hésitation par peur d’être reconnus. La compagne et un compagnon se rapprochèrent du responsable et lui remirent un colis avec un faux nom de prisonnier. Attentant, les autres deux se
mélangèrent aux visiteurs... L’action avait commencé.
Profitant d’une négligence momentanée du responsable des colis, la compagne sortit rapidement une mitraillette et la pointa à travers les barreaux. Stupéfait, le
maton n’arrivait pas à croire ce qui était entrain de se passer. « Ouvrez la porte, ou vous allez tous mourir », cria un de mes camarades aux autres gardiens. Débordés par la
situation, il ne leur restait d’autre choix que d’ouvrir la porte d’accès vers l’intérieur. Une fois ouverte, et [sans] qu’il y ait besoin de le leur ordonner, les matons se jetèrent au sol les
mains sur la tête. Comme les familles restaient pantois, un autre camarade se chargea de les tranquilliser et, après ces instants un peu tumultueux, les autres pénétrèrent à l’intérieur même de
la prison, où nous avions décidé de nous frayer un chemin avec les matons devant nous, lesquels, au début, refusèrent d’avancer et reçurent chacun quelques coups.
Dans la rue, les minutes s’écoulaient. Je ne perdais pas de vue les guérites, ni la voiture des carabiniers. Stationnée sur le parking, à une vingtaine de mètres,
je détectai la présence d’une voiture avec un conducteur qui me regardait un peu trop. Je m’inquiétais, et après avoir réfléchi quelques secondes, je décidais d’aller m’assurer qu’il ne
s’agissait pas d’un policier. Si c’était le cas, il me serait impossible de les contrôler tous à la fois. Dès que je l’eus rejoint, je sortis le revolver et une carte en plastique, feignant
d’être moi-même un flic, et faisant attention à ce que personne ne voie ce qui se passait. Je lui dis « police ! on ne bouge pas ! ». L’homme fut surpris. Il était
timide et se trouvait être l’un de ceux qui attendent leur tour de visite. Bien que j’en fus convaincu, je m’assurais qu’il ne portait pas d’arme, et lui pris les clefs de sa voiture.
Entre-temps, les camarades avançaient dans les couloirs, prenant chaque fois plus d’otages parmi les matons qui, effrayés et surpris, ouvraient les portes sans problèmes. Un empâté, chef de
service, se jeta si vite par terre à la vue des armes que son énorme barrique ondula pendant un bon moment, ce qui plus tard provoqua de fréquents éclats de rire parmi nous. En moins de deux
minutes, une grande partie de la prison était entre nos mains et une trentaine de matons s’étaient transformés en otages, expérimentant pour la première fois d’être sans-défense, comme les
prisonniers. Les camarades progressaient, capturant chaque fois plus de matons, jusqu’à atteindre la cour où se trouvait Cesare.
Il ne nous attendait pas. L’évasion avait été retardée plusieurs fois et, bien que mon ami connaissait la possibilité de nous voir arriver, il ne pouvait pas
s’imaginer que d’ici peu, il serait libre.
La surprise fut énorme.
Quand la porte s’ouvrit, Cesare était en train de fumer une sèche. Il fut se leva d’un bond, et la première chose qu’il demanda fut s’il y avait de la place pour
une amitié qu’il s’était forgée au trou... Bien sûr qu’il y avait de la place pour tous. Les portes étaient désormais ouvertes, et la liberté pour tous. D’autres prisonniers se trouvaient dans
la cour. Ils étaient pétrifiés par la peur et, condamnés à de courtes peines, refusèrent de s’évader. Aucun ne se bougea. Tous rejetèrent la proposition en restant au fond de la cour. Les plus
« dangereux » qui étaient à ce moment dans la cour étaient Cesare et notre nouvel ami.
On rassembla tous les matons dans la cour. C’était curieux et en même temps impressionnant de les voir obéir sans sourciller. Tant d’hommes qui passent leur vie à
donner des ordres et qui torturent parfois doivent soudain affron- ter une situation dans laquelle leur uniforme et leur profession ne servent à rien. A un moment, on demanda aux prisonniers
lequel ou lesquels les torturaient ouvertement. Notre présence à l’intérieur des murs nous permettait de prendre une certaine liberté. Aucun prisonnier ne nous répondit.
Au moment de sortir, il ne restait qu’à faire le chemin en sens inverse, mais cette fois accompagnés de Cesare et d’un nouveau camarade.
Entre temps, je continuai à faire le guet dans la rue, à quelques mètres de la voiture que j’avais abordée quelques instants avant. Les carabiniers restaient dans
leur coin. Les mouvements sur le parking étaient normaux, et tout paraissait se dérouler comme prévu.
Les camarades réapparurent d’un coup. L’action n’avait pas duré plus de cinq minutes, cinq minutes qui passèrent à bon train ou, du moins, c’était mon impression
d’alors. Les camarades étaient ensemble, Cesare au milieu du groupe, à côté d’une personne que je ne connaissais pas. Je supposais qu’il s’agissait d’un nouveau camarade.
Ils traversèrent la rue d’un pas rapide, se dirigeant vers la voiture. Je fis demême. Bien que le danger n’était pas passé, nous savions que l’opération était un
succès.
Les trois carabiniers postés dans le coin de la prison ne s’étaient pas encore rendus compte de ce qui se passait Dans la rue, tout continuait apparemment
tranquillement, pareil qu’à notre arrivée. Nous sommes rapidement montés dans la voiture puis nous avons démarré à toute vitesse, empruntant le che- min de fuite préalablement étudié. Avec sept
personnes, le véhicule était chargé à fond. Nous n’avions pas prévu la fuite d’un septième camarade, et il ne nous était pas venu à l’esprit d’emprunter la voiture dont j’avais pris les clefs à
son conducteur. Derrière, ils étaient si serrés que, en cas de fusillade, nous n’avions pas la moindre possibilité de nous défendre. Par chance, il ne se passa rien, et nous continuâmes à nous
éloigner de la zone. Plus de trois mille carabiniers, appuyés par deux hélicoptères, essaieront de nous donner la chasse dans les heures et les jours qui suivirent, mais ils ne parvinrent pas à
nous attraper.
La nouvelle se répandit comme un souffle de liberté dans toutes les prisons de l’Etat, provoquant des cris de joie, d’authentiques fêtes et, dans quelques cas, de
véritables mutineries. Il y eu des pétitions au parlement italien pour que démissionne le ministre de la justice et le responsable des institutions pénitentiaires. Le scandale fut énorme, et
les forces de l’ordre furent humi- liées. Nous autres, en lieu sûr, buvions de la bière en savourant la liberté et la chaleur de nous retrouver entre camarades, laissant éclater notre
joie.
Claudio
[Publié dans Cette Semaine #85, Nancy, août/septembre 2002, pp. 24-25]
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