Détruire le capitalisme et l’Etat ou les consolider
« Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres humains qui m’entourent, hommes et femmes, sont également libres. La liberté d’autrui, loin d’être une limite ou la négation de ma liberté, en est au contraire la condition nécessaire et la confirmation. Je ne deviens libre vraiment que par la liberté d’autres, de sorte que plus nombreux sont les hommes libres qui m’entourent et plus profonde et plus large est leur liberté, et plus étendue, plus profonde et plus large devient ma liberté »
Michel Bakounine, notes du manuscrit qui fut nommé après sa mort Dieu et l’Etat, 1882
Ces deux réalités — destructions et pillages, martyrologie du corps — ont cohabité, même si les seconds n’ont pu parfois s’empêcher de collaborer avec la police. Les syndicats étaient également venus avec leurs troupes, mais leur discours nationaliste bien rôdé n’a pu empêcher qu’une partie des prolétaires affiliés à leur gang n’aille se jeter dans la bataille.
La question de la « mondialisation », du « néo-libéralisme » et autres euphémismes pour qualifier le capitalisme et ses mutations ne nous intéresse pas non plus. Mondialisé depuis bien longtemps (1), ce dernier et l’Etat qui l’accompagne nécessairement nous écrasent chaque jour d’avantage et tendent non seulement à contrôler mais aussi à supprimer toute vie sur terre. Il ne s’agit pas là de nostalgie quelconque sur un état antérieur mythique mais bien de la question fondamentale de la vie, soit la réappropriation de soi totale par chaque individu et l’expression absolue de subjectivités qui ne prennent corps que dans l’échange. S’il est bien entendu que la libération individuelle effective de tous/toutes ne peut qu’être collective, il s’agit aussi dès à présent de s’attaquer au capitalisme et à l’Etat sans attendre de tout le monde s’y mette, en souhaitant comme Vaneigem il y a 30 ans que « le primat de la vie sur la survie sera le mouvement historique qui défera l’histoire » (2). Cette question est bien au cœur de notre lutte puisque si l’ennemi — la bourgeoisie — est bien identifiée, tout comme le système qui la produit — le capitalisme —, nous souhaitons interroger à l’occasion des grandes journées d’affrontement type Seattle la manière employée pour leur porter des coups. Car, sous peine de consolider ce que nous avons toujours l’impertinence de vouloir détruire, c’est notre désir de liberté qui doit s’exprimer à cette occasion comme en mille autres plus quotidiennes.
La liberté comme ennemie de la séparation se trouve d’évidence présente lors de ces affrontements. Lorsqu’elle ne se dissout pas dans un mouvement de troupeau qui lui fait perdre toute autonomie, c’est au contraire la force collective qui — par le jeu des affinités, y compris spontanées — lui permet de dépasser des séparations quotidiennes comme l’atomisation, l’impuissance, les hiérarchies (bien souvent implicites), la division du travail ou l’absence d’imagination. La griserie de ces moments, porte ouverte aux expressions concrètes du rapport de force qui s’établit, permet alors à la liberté de se matérialiser sous forme de désirs en actes à la fois négatifs (détruire tout ce qui peut l’être) et positifs, vers le dépassement des séparations. Mais ceci ne prend tout son sens, à savoir des attaques contre le capitalisme, que si une nouvelle séparation ne s’opère pas entre ces « grands moments » et le reste du temps. La liberté n’étant pas divisible, l’enfermer entre d’une part un quotidien dominé par l’impuissance ou la résignation et d’autre part des éruptions radicales et collectives, revient bien plus à consolider l’adversaire qu’à ouvrir des brèches. En effet, même dans le cadre d’un système dont on ne saurait briser seul les limites qu’en s’autodétruisant, la liberté qui peut trouver une expression plus complète bien que toujours partielle lors de ces affrontements, devient vite, de fait, un artifice si elle ne constitue à ces occasions un prolongement de luttes au quotidien. Cette critique se traduit dans plusieurs articles de cette brochure par celles des « révolutionnaires professionnels », « spécialistes » ou « activistes » / « militants ».
Ainsi, même si le rapport de force est bien moindre, c’est pourtant à partir de la survie de chaque individu qu’il s’agit non seulement de résister et de lutter mais aussi d’affirmer cette liberté, ses désirs, ses rêves et cette soif d’absolu qui ne saurait être limitée. Il ne s’agit pas d’attendre qu’un nombre suffisant de personnes se réunisse pour la matérialiser mais au contraire qu’elle plonge ses racines dans ce qui constitue chacunE, qui peut être du salariat ou de la débrouille, de la masturbation solitaire ou des fusions éphémères, de la location ou du squat, ... Il s’agit non seulement de la matérialiser à l’intérieur de sa survie (vols, sabotages, expropriations, pillages, amours, utopies, vandalisme, séquestrations, grèves, insultes, saccages, complots, incendies, écrits...) sans se leurrer sur les murs et les recoins de la prison sociale, mais surtout de partir de soi pour développer des affinités et des luttes avec d’autres individus et non pas se contenter d’une posture d’individu atomisé qui se chercherait dans les hypothétiques « mouvements sociaux », partis, syndicats, groupes et sectes diverses.
Si la question de la liberté comme absence de séparations pose la question du prolongement entre le quotidien et ces affrontements collectifs ponctuels et radicaux, et celle de l’accomplissement individuel par rapport au groupe, qui s’impose alors comme une entité supérieure et forcément autoritaire plutôt que comme l’association toujours vivante entre des individus ; la question de la liberté par rapport à l’aliénation nous semble de la même façon conditionnée au système qui la produit. Répétons-le encore une fois, il n’existe pas d’alternative dans ce monde, nous en sommes tous/toutes prisonnierEs et toute tentative de rompre partiellement avec lui ne fera que le renforcer si elle n’arrive pas à dépasser ses propres limites, dont la moindre n’est pas celle de ses aspects justement partiels. A ce titre, on ne va pas pour autant se résigner à ne filer régulièrement que des coups de griffes sur la main du maître qui caresse comme il frappe, pas plus qu’on ne va s’empêcher d’améliorer notre survie, ce qui passe d’ailleurs par des luttes contre lui. Et si, lorsqu’il s’agit de briser les séparations, la démarche volontariste et profondément humaine consiste à avancer chaque fois que cela est possible vers plus de liberté, en matière d’aliénation il en va de même.
La lutte elle-même tend en effet à créer de nouvelles séparations tout comme elle produit sa propre aliénation. Si en novembre/décembre 1995 en france, l’une des forces du « mouvement » fut le sentiment collectif d’une force (le fameux « tous ensemble ! ») et par là l’ouverture vers le champ des possibles, lorsque le masque qui cachait l’hétérogénéité du « mouvement » est tombé avec l’arrêt des grèves par la satisfaction partielle de revendications, les parties qui souhaitaient le continuer s’en sont retrouvées nues. Car on ne se bat pas ni par délégation, ni parce qu’on se retrouve « ensemble » mais bien parce que l’on a, individuellement et collectivement — sur un lieu de travail par exemple — des exigences qui, à un moment et pour dix mille raisons qui font l’histoire de la lutte des classes, doivent être satisfaites, sous peine de régresser encore plus. On était certes « ensemble », mais en laissant le « mouvement » se baser sur l’arrêt des transports collectifs, on se condamnait par avance à subir sa fin dès le début de toute reprise du travail dans ce secteur. Aujourd’hui, l’euphorie du « plus rien ne sera comme avant » s’est progressivement diluée dans la routine antérieure de l’exploitation et de la domination, avec en plus un ennemi qui — lui — s’est adapté et en a tiré des leçons pour mieux nous écraser.
L’aliénation, littéralement être rendu étranger à soi [entfremdung], fut claire dans ce « mouvement » par l’illusion d’un collectif aux intérêts pourtant contradictoires (qui n’a d’ailleurs trouvé sa synthèse que dans l’opposition à un bien vague « libéralisme ») qui a produit un effet de suivisme plutôt que de profiter de cette situation pour augmenter un rapport de forces dans notre quotidien, soit une convergence des luttes et pas des seules revendications. Elle l’est aussi au sein du « mouvement anti-mondialisation » qui reproduit des séparations autant qu’il détruit des marchandises. On peut par exemple penser à la division entre acteurs/trices et soutiens (avocats, porte-paroles, intellectuels bourdivins, « journaflics indépendants » comme Indymedia), acteurs/trices et spectateurs/ices (on peut penser aux populations locales ou du quartier), acteurs/ices et consommateurs/ices (en fonction des motivations). Mais il est vrai également que ce phénomène est propre à toute lutte et que leur succès est conditionné à leur propre dépassement. De même, il n’y a pas de « centre exclusif de résistance » ou de « subversion » et le mépris affiché par certains spécialistes de l’affrontement contre les « gens ordinaires » fait fi des luttes quotidienne invisibles au travail comme dans les quartiers, au niveau individuel bien souvent, et parfois collectif.
L’ensemble de ce qui précède, comme une sorte d’introduction à ce qui pousse nombre de cœurs à vif à s’engager sur le chemin de la destruction au gré des rapports de force, pose bien sûr aussi d’autres questions que la séparation, bien que celle-ci nous semble importante puisqu’elle contient toute la problématique de l’action et donc d’une partie de la vie, avec des prolongements comme ceux que l’Etat ne manquera pas de nommer « terrorisme » si le « mouvement » s’amplifie. La violence est de celles-là, tout comme la question du prolétariat.
Une des critiques, contenue dans les textes de cette brochure, concerne en effet ces affrontements comme étant le fait d’individus qui viennent là pour se faire plaisir, choisissant cette lutte à ce moment comme on choisirait une marchandise en supermarché en fonction de ses qualités supposées : y-aura-t-il du monde, connaît-on d’autres groupes prêts à s’affronter, quelqu’unE veut-il/elle écrire un texte pour justifier idéologiquement notre présence, faut que je déplace mes rendez-vous prévus, au fait c’est quoi le thème, ... ? Ces individus seraient détachés de tous les autres et migreraient au gré des rendez-vous que leur proposent les marionnettes en costard, ne choisissant ni les lieux, ni les moments, s’attachant aussi de fait à la publicité qui est faite avant. Ainsi, il y avait avant le sommet des chefs d’Etat de Nice en décembre 2000 dans le même coin, quelques semaines plus tôt, un sommet euro-méditerranée dont l’objectif était d’assurer à l’Europe de vastes zones dociles à sa périphérie, mais il est passé inaperçu, bien que tout aussi « important ». Cette médiatisation est notamment le fait des gauchistes qui choisissent de « mobiliser » en fonction de leur logique interne (comme avec les tentatives de trains gratuits), les anarchistes et radicaux se plaçant à chaque fois à la remorque de ces derniers, soit pour jouer la mouche du coche, soit même en servant directement leurs intérêts (sous forme d’épouvantail du type « si vous ne nous écoutez pas, voilà ce qui arrive »). Les « militants anti-mondialisation » seraient ainsi comme ces jeunes bourgeois branchés qui se baladent au fil des rave party à travers tout le pays, la différence résidant dans le type de plaisir recherché, entre des hormones synthétiques ou naturelles.
Bien entendu, derrière tout cela, c’est la question de l’appartenance de classe qui est posée, avec derrière la vision du « prolétaire authentique » enchaîné à son usine ou enfermé dans son immeuble, à tourner en rond à force de ne pas trouver un acheteur de sa force de travail. Mais le prolétariat est divers, et certainement pas définissable par le seul critère du salariat garanti. Cette vision oublie volontairement que la pratique du salariat est elle-même souvent intermittente pour beaucoup et qu’à moins d’être allocataires (bourse d’étude, subsides étatiques, pension alimentaire,...), ce qui n’en fait pas des riches pour autant, les différents systèmes de débrouille comme les vols ou les trafics peuvent facilement être assimilés à du salariat. La richesse supposée résiderait alors seulement dans celle de la disposition de temps, mais le fait d’être au chômage n’exclut pourtant pas soudainement l’individu du prolétariat ! De même, on peut très bien se situer au sein du prolétariat, vu en tant de produit d’un rapport social (chaque individu a les mêmes intérêts au sein d’une classe et est, dans l’autre