On a reçu sur la boite aux lettres du laboratoire ceci on vous le communique
Vous trouverez ci-joint un texte concernant l'époque à laquelle nous vivons qui a
rendu possible le projet de construction d'un Center Parcs à Roybon et insignifiante
son opposition. Ce texte a été distribué à l'entrée du Festival de l'Avenir au
Naturel à l'Albenc.
Merci de faire suivre.
L'arbre qui cache la forêt
« Ce 19 juillet 1936 [à Barcelone], j'ai vu des choses
merveilleuses, comme ces gens en guenilles qui
attaquaient une banque et en sortaient des caisses
pleines de billets. Ils firent un grand feu et y jetèrent
les
billets, et personne n'en garda un. Et quand quelqu'un
disait : « mais pourquoi brûlez-vous l'argent ? », ils
répondaient : « parce que l'argent est notre
malédiction.
Il nous a fait pauvre. Si nous supprimons l'argent, là
sera notre grande richesse ».
Diego Camacho alias Abel Paz in Diego, un film
documentaire de Frédéric Goldbronn
À quarante-cinq ans, George Bowling est représentant d’assurance. Il se sent
abattu par une
vie familiale et professionnelle plutôt triste et morne durant une période
qui laisse présager un
avenir assez sombre. Nous sommes en 1939, à la veille de la deuxième guerre
mondiale.
Après avoir combattu en Espagne et nous en avoir livré son récit dans «
Hommage à la
Catalogne », George Orwell, durant sa convalescence à Marrakech entre
septembre 1938 et mars
1939, écrivit son roman « Un peu d’air frais » dans lequel il nous donne à
considérer à quel point le
monde avait changé depuis son enfance. À travers son personnage George
Bowling, il exprime
combien tout a été chamboulé depuis la Grande
Guerre.
Cherchant à fuir son triste quotidien et à retrouver les endroits et les
paysages qui
embellissent encore ses souvenirs les plus heureux, George Bowling décide de
retourner sur les
lieux de son enfance. Là, il découvre et s’aperçoit combien les paysages,
mais aussi la société ont
changé.
Orwell ne nous emmène pas dans un passé idyllique empreint de nostalgie, il
dénonce
l'absurdité du présent et nous dépeint aussi son uniformisation, comme par
exemple les
interminables rangées de maisons jumelées toutes identiques, « la façade en
stuc, la barrière vernie,
la haie de troènes, la porte d'entrée peinte en vert. Les
Lauriers, Les Myrtes, Les Aubépines, Mon
Abri, Mon Repos, Belle Vue ». Les milk-bars où tout luit, tout brille avec « des glaces et de
l'émail
et du chromé partout où vous jetez les yeux » et l'ordinaire de leur
nourriture industrielle sans aucun
goût « tiré d'un carton ou d'une boîte de conserve, puisé dans un
frigidaire, giclant d'un robinet ou
sortant d'un tube d'aluminium », sont révélateurs de la nouvelle manière de
vivre et de l'atmosphère
déprimante qui règne en ces lieux. Orwell nous dévoile combien et pourquoi
les temps de son
enfance et la vie quotidienne ont été bouleversés par l'urbanisation et
l'industrialisation. Il évoque
notamment les bois transformés en lotissements, le bourg qui avait «
simplement été absorbé »
puisque l'usine de gramophone faisait travailler beaucoup de monde, mais
aussi les nouveaux
cimetières situés à la périphérie des villes et non plus au centre des
villes afin de ne « pas souffrir
qu'on leur rappelle la mort ». Il évoque aussi l'attitude devant le manque
d'argent selon que l'on est
issu de la classe moyenne ou celle des petites gens.
1
Orwell nous dépeint sa société à travers les rencontres que fera George
Bowling tout au long
de son voyage et à travers les souvenirs de rencontres passés. Il se
remémore notamment l'important
homme d'affaire qu’il a connu durant la guerre et qui lui proposa plus tard
de l’aider à trouver du
travail, mais il ne douta à aucun moment « que le même jour il ait mis une
vingtaine d'employés à la
porte ». Bowling dénonce l'érudit imbibé d'histoire qui « ne voit pas que
tout est en train de
chavirer ». Il dénonce aussi aussi l’idéologue dogmatique adepte du
végétarisme, d’une vie simple,
de poésie et de culte de la nature, ayant une haute opinion de lui-même et
qui pense que la plupart
des gens habitant comme lui la Cité
Boisée1 sont exceptionnels et « bien décidés à enrichir la
campagne au lieu de l'avilir (ses propres
termes) ».2
Notre époque ressemble beaucoup, par certains côtés, à celle décrite par
Orwell dans son
roman. Nous vivons également une période assez sombre au lendemain dépourvu
d’issue et de sens.
Cependant, même si l'artificiel continue de plaire, il n'en demeure pas
moins, le temps s'étant
accéléré depuis, que nous n'avons plus aucun moyen de nous faire une idée de
ce qu'une vie sans
artifices, sans aides et sans contrôles pourrait être. Les idéologues
dogmatiques d'aujourd'hui, écolos
progressistes et décroissants à la vie exemplaire, ont ceci en plus : ils
sont, contrairement à leurs
aïeux d'avant guerre, inondés de marchandises certifiées qui leur
permettront d'accéder plus
facilement au Graal et de satisfaire, ce qui est bien entendu très
paradoxal, une vie encore plus
simple, une vie encore plus naturelle. Et si les intellectuels d’aujourd'hui
voient que tout est en train
de chavirer, c'est certainement qu'ils ont adopté un catastrophisme de bon
aloi ; celui qui permettra
malgré tout à l'argent (la finance et la marchandise) et à la police (les
administrations) de continuer
à montrer le chemin et à contrôler le monde. Quant aux petites gens, elles
se satisfont aujourd’hui
de prêts à la consommation qui leur font penser, comme à la classe moyenne,
que le bonheur se
trouve dans la marchandise. La consommation de masse et l’industrie du
divertissement façonnent
la population qui s’identifie de plus en plus à la culture bourgeoise. Cette
culture où personne ne
crache sur le fric se révèle être au bout du compte une culture dépouillée
de substance et sans
épaisseur, essentiellement esthétisante et émotionnelle, modelée selon le
goût du jour : une culture
de pacotille et de pacotilleur.
Les paysages et les lieux témoignent de leur époque et traduisent une
réalité sociale. La forêt
fut un temps le repère des brigands. Louis Mandrin natif de Saint-Étienne de
Saint-Geoirs, aux
portes des Chambarans, est un des brigands et des contrebandiers les plus
célèbres du pays.
Personnage à la fois populaire et légendaire, Mandrin représente à nos yeux
un bandit d'honneur
malgré tout fort sympathique puisqu’il s’en était pris à quelques
magistrats, ces terribles malfaiteurs
que la révolution allait peu de temps après s'occuper de balayer. Il fut à
la tête d'une bande armée
d'une cinquantaine d'hommes qui déclencha une véritable guerre contre les
Fermes générales, avec
l’assentiment évident d'une population qui voyait dans ces Fermes générales
l'injustice qui la
1 Bien avant d'écrire « 1984 » et « La
Ferme des animaux », Orwell s'intéressait déjà à la manipulation par le langage. Il
avait déjà saisi, au-delà des leurres que constituent les euphémismes, cette
manière de masquer ou de détourner la
réalité en nommant les choses par le contraire de ce qu'elles sont : la
Cité Boisée se situe à l'emplacement même du bois
qui fut détruit pour sa construction. Cette vérité déguisée en son contraire
est devenue aujourd'hui une pratique
habituelle, que la société « Pierre et Vacances » n'hésite pas à
adopter.
2 George Orwell écrira en janvier 1946
un article « Les lieux de loisirs » pour le journal Tribune dans lequel il fait la
critique de ces lieux de loisirs de l'avenir qui ne sont pas sans ressembler
à ce que proposent les Center Parcs sous leur
bulle aujourd'hui. Il disait ceci : « [ces futurs « complexes de loisi rs »]
illustrent assez bien l'idée que l'homme civilisé
moderne se fait du plaisir. C'est cette même conception que l'on trouve déjà
partiellement traduite dans certains
dancings, salles de cinéma, hôtels, restaurants et paquebots de luxe les plus somptueux. Au cours d'une croisière
ou
dans une Lyons Corner House, on peut ainsi avoir un substantiel avant-goût
de ce paradis futur. À l'analyse, ses
caractéristiques principales sont les suivantes : 1. On y est jamais seul. -
2. On n'y fait jamais rien par soi-même. - 3. On
n'y est jamais en présence de végétation sauvage ou d'objets naturels de
quelque espèce que ce soit. - 4. La lumière et la
température y sont toujours réglées artificiellement. - 5. La musique y est
omniprésente. » Si la musique dont le rôle
est, selon Orwell, « d'empêcher toute pensée ou conversation » n'est pas
omniprésente sous la bulle des Center Parcs,
c'est tout simplement que leur « rivière sauvage » et leurs cris sont assez
bruyants pour éviter et couvrir toutes formes
possibles de pensées et de conversations. Vous pouvez retrouver cet article
dans le volume IV des « Essais, articles,
lettres » de George Orwell.
2
frappait. Parmi les raisons qui poussèrent Mandrin à devenir un hors-la-loi,
il y eut sans aucun
doute ce premier meurtre qu’il commit et pour lequel son effigie fut pendue
sur ce qui deviendra
plus tard la place Grenette de Grenoble, quelques années avant qu’il soit
rompu vif et étranglé sur
l'échafaud de Valence. Il n'est pas souvent rappelé dans les biographies de
ce talentueux
contrebandier pour quelle raison ce meurtre fut commis et encore moins la
situation qui entretenait
des haines aboutissant quelquefois au meurtre. En ce temps-là, il existait
des milices destinées à
soutenir l'armée en temps de guerre. Son rôle consistait « surtout (quoique
pas uniquement) à la
garde des places et des communications ». En temps de paix, « les milices
n'étaient que rarement
rassemblées, à peine une semaine ou deux par an ». Ces milices étaient
constituées d'hommes non
mariés ou veufs de seize à quarante ans qui avaient été tirés au sort. Il
s'agissait donc, lorsque le
hasard vous désignait, d'un service obligatoire. Mais ce tirage au sort qui
s'effectuait
périodiquement dans chaque regroupement d'une cinquantaine de paroisses ne
logeait pas tout le
monde à la même enseigne. Une multitude d'exemptions étaient accordées selon
des critères
variables de métiers et d'importances, et à l'appréciation de l'intendant
qui organisait le tirage au
sort.
« Le 29 mars 1753, le subdélégué de l'intendant vint à Izeaux pour y
procéder au tirage au
sort des hommes appelés à servir dans la milice. [...] Claude Brissaud,
l'ancien associé de Louis
Mandrin, vint voir le subdélégué afin d'obtenir que son fils Benoît fût
dispensé du tirage, mais cette
démarche fut accueillie par une fin de non recevoir. Brissaud favorisa la
fuite de son fils qui fut
déclaré réfractaire. » Les pouvoirs ont toujours cherché à diviser pour
mieux gouverner et à utiliser
les uns contre les autres pour faire régner l'ordre. « La terreur de la
milice et l'horreur du tirage
étaient profondément implantées dans les âmes populaires », et les
déserteurs étaient nombreux.
Pour empêcher ce flux de déserteurs qui gagnaient les forêts pour s’y cacher
afin d’éviter de servir
la milice, l’administration ne trouva pas mieux que de proposer à ceux qui
avaient été tirés au sort
de se libérer de leur service obligatoire en capturant et en ramenant les
déserteurs. Ainsi « les
tirages donnaient lieu souvent à des scènes de désespoir, de sédition, de
rixes. « Chacun d’eux, aux
dires de Turgot [qui, avant d’être nommé ministre de la Marine en 1774 puis
contrôleur général des
finances, avait été lui-même intendant], était le signal… d’une espèce de
guerre civile entre
paysans, les uns se réfugiaient dans les bois, où les autres allaient les
poursuivre à main armée pour
enlever les fuyards et se soustraire au sort
que les premiers avaient cherché à éviter. »3
Pierre Roux, un laboureur de Renage avait été tiré au sort le même jour à
Izeau. Il décida
alors de capturer, avec l’aide d’amis et de frères, le fils Brissaud pour
échapper au service
obligatoire. Ce dernier qui avait été informé de la menace, demanda de
l’aide à Louis
Mandrin : « Le 30 mars, les deux groupes, celui de Roux composé de cinq
hommes, et celui des
Brissaud qui en comptait quatre, dont Louis Mandrin, s’affrontèrent au mas
des Serves, à proximité
du hameau des Layes, en présence de plusieurs habitants. On se battit au
fusil : Joseph Roux fut tué
et son frère François, grièvement blessé, put revenir sur son cheval à
Beaucroissant, où il mourut
quelques jours après. »4 C’est donc à la suite de ces deux meurtres que Mandrin partit se cacher,
qu’il devint chef de bande et qu'il organisa son périple contre les Fermes
qui le mena à l’échafaud
en 1755.
3 « Dictionnaire des institutions de la
France aux XVIIe et XVIIIe siècles », Marcel Marion, 1923. L’Ancien Régime n’a
pas l’exclusivité de ce genre de procédés. Dans les années 80 du siècle
dernier, l’administration italienne
Le dérèglement climatique et la disparition grandissante d’espèces sont
effectivement des
« problèmes majeurs » de notre
temps,5 mais la forêt ne saurait être uniquement un ensemble
d'arbres et une simple ressource matérielle qualitative et quantifiable dont
le tarissement inquiète les
technocrates. Elle ne saurait être non plus un simple puits de carbone utile
contre le réchauffement
de la planète et un ensemble de « corridors biologiques » comme notre époque
semble nous en
persuader. Elle nous inspire bien évidemment d'autres choses. « La forêt est
toujours liée, en tout
cas dans notre inconscient, au passé, occupant dans notre mémoire une place
importante, celle qui a
besoin d’ancienneté comme d’une dimension indispensable à la conscience.
Elle est l’élément qui
conserve des morceaux de la vie de jadis, la
nôtre ou celle de la société. »6 Un point d'intersection
entre l'histoire et la nature. La forêt nous émerveille et nous inquiète en
même temps et c'est
pourquoi elle prend une place importante dans notre imaginaire. La
mythologie, les contes
scandinaves et roumains et les histoires légendaires ont nourri l'enfance et
certaines croyances à
travers les âges. La forêt semble impénétrable, sombre, inquiétante et
dangereuse. Elle paraît aussi,
malgré les lois qui la gouvernent, être un
refuge des êtres de la brume et de la nuit. Un lieu en
dehors de toute autorité7 : « la forêt joue le rôle d’un espace de liberté, excentré et peu ou mal
socialisé, face à un centre qui impose ses
lois, ses normes, ses hiérarchies ».8 Elle est à nos yeux
l’endroit où l’on peut se cacher et transgresser les normes sociales,
déchaîner les passions et les
amours illégitimes. Elle représente l’obstacle, mais aussi un univers qui
n’appartient à personne.
Autrefois, elle abrita les esprits, les divinités, les faunes, les nymphes,
mais aussi les proscrits, les
fous, les amants, les promeneurs, les égarés, les ermites et les mystiques,
les saints, les lépreux, les
brigands, comme nous l’avons vu précédemment et les braconniers ; les
haïdoucs, les maquisards et
les fugitifs, les inadaptés, les persécutés, les sauvages, les bannis. C’est
aussi le monde des lutins et
de la femme des bois. Celui des trolls qui « ne supportent ni la vue de
l’acier, ni les éclairs, ni la
religion, ni les églises ». C’est celui des
elfes et des tomtar.9 Celui des fées et des sorcières ; des
monstres, des loups et des loups-garous et des griffons. Le monde de la
fantaisie et de l’étrange qui
nous invitait au rêve et à l’imagination. La
forêt imprégnée d'histoire naturelle et culturelle que
notre époque dévaste ne peut être seulement un décor, ni même un élément dont les gestionnaires
du « sauvetage de la planète » font valoir comme une ressource strictement
technique et utilitariste
nécessaire à prendre en considération et à protéger en tant que telle ; car
si on la considère ainsi,
alors elle perdra de sa poésie et de son
histoire, la précipitant dans l'abîme nihiliste de la
domestication industrielle. Mais allez donc faire comprendre cela à nos contemporain. Robert
Harrison dans son ouvrage « Forêts – Essai sur l’imaginaire occidental »
nous disait : « à moins que
la société des hommes ne perde la mémoire, la fin du XXe siècle apparaîtra
un jour comme l'une
des périodes les plus critiques de l'histoire, où l'humanité tout entière
fut projetée violemment dans
un nouveau millénaire totalement divergent. Nous assistons aujourd'hui à des
bouleversements
d'une ampleur sans précédent dans l'histoire naturelle ou culturelle. Le
déracinement général de la
nature comme de l'humanité fait de chacun d'entre nous une sorte de réfugié.
Nul ne peut dire
combien de temps nous resterons des réfugiés sur terre, mais nous savons
aujourd'hui, mêmes les
plus privilégiés, les mieux protégés d'entre nous, que nous sommes sans
domiciles. » Et il continuait
ainsi : « ce que nous ignorons, en revanche, c'est notre potentiel de forces
salvatrices qui pourraient
se dresser un jour contre la vague de nihilisme. Dans l'avenir, on se
souviendra peut-être de cette fin
5 Franz Broswimmer nous dit dans son
ouvrage « Une Brève histoire de l'extinction en masse des espèces » : « La
mondialisation de la dégradation de l'environnement et de l'extinction de
masse exige une réflexion nouvelle sur les
t raditions hiérarchiques humaines et les pratiques sociales. Depuis
l'apparition de l'agriculture et d'une société de
classes, la socialisation (l'humanisation) de la nature a été sujette à de
nouvelles règles définies par des luttes pour le
surplus de production. Les sociétés industrielles modernes en particulier se
distinguent par leurs capacités sans
précédent à transformer la nature, y compris celle, unique dans l'histoire,
de détruire à l'échelle planétaire les habitats
des espèces. »
6 « La forêt dans tous ses états : de
la préhistoire à nos jours – actes du colloque de l’Association interuniversitai re de
l ’Est, Dijon, 16-17 novembre 2001 », Jean-Pierre Chabin, Volume 24 des
Actes du colloque de l’Association
interuniversitaire de l’Est, Presses Universitaires Franche-Comté,
2005.
7 L'origine du mot forêt est incertaine, mais il semblerait qu'elle vienne du latin foris,
qui signifie : en dehors.
8 « La forêt dans tous ses états
».
9 Malheureusement les trolls et les
tomtar ont été récupérés par l'industrie touristique. Plusieurs régions de Suède ont été
dessinées et remodelées afin d'utiliser le monde des contes à des fins
mercantiles.
4
de siècle pour l'existence improbable d'une
poignée de poètes qui ont offert un asile aux vieux dieux
du foyer. Dans la perspective actuelle, rien
ne semble plus superflu à la turbulente histoire
contemporaine qu'un poète, pourtant rien n'est
peut-être plus superflu que notre perspective actuelle.
[...] Nous savons au moins une chose : à une
époque où les dieux sont contraints de fuir la cité de
l'homme qui s'écroule, ils ne peuvent trouver
refuge qu'auprès des poètes. »
À l'aube de notre opposition à la construction
d'une ville de vacances à Roybon, nos
arguments
paraissaient clairs. Les quelques opposants à Center Parcs s'étaient retrouvés sur
certains
accords fondamentaux dont les intentions
n'étaient pas moins de s'en prendre justement à cette
turbulente histoire contemporaine et à ses perspectives superflues. La plupart des opposants
officiels environnementalistes et associatifs
évoquaient jusqu'ici seulement quelques inquiétudes
qu'ils prétendaient, par des mesures de
prudence et de prévoyance à observer, pouvoir s'en
affranchir en
intégrant parfaitement la construction du Center Parcs dans son environnement.10 Par
notre critique,
nous réussissions à faire en sorte qu'ils se positionnent contre la construction de
cette
villes de vacances. La FRAPNA Isère, par la
plume de son président Francis Meneu, déclara même
que « les dossiers soumis à l'enquête publique
ne répond[ai]ent pas à l'ensemble de [leurs]
interrogations en matière de prise en compte
des enjeux environnementaux », et remit aussi en
question le principe même des mesures
compensatoires : « il nous semble indispensable d'avoir en
tête que quelles que soient la nature et
l'ambition des mesures compensatoires envisagées, la
destruction d'une zone humide présente un
caractère irréversible. Il est impossible de reconstituer de
toutes pièces des écosystèmes qui ont mis des
centaines voire des milliers d'années à se constituer
[...]
».11 Il est vrai que nous avions critiqué et signalé publiquement la position inadmissible
que
monsieur Meneu défendait jusque-là, comme nous
l'avions critiquée et signalée également aux
différentes associations adhérentes à la
FRAPNA Isère et aux FRAPNA Drôme et FRAPNA Rhône.
Par ailleurs un article de Fabrice Nicolino
dénonçait l'attitude de la FRAPNA se faisant payer 500
euros chaque fois qu'elle participait à une
rencontre avec la société Autoroute du Sud de la France à
propos de «
mesures compensatoires » concernant un projet autoroutier.12 Cet article enfonçait le
clou, si bien que la FRAPNA Isère se plaignit
des « propos régulièrement outranciers de
journalistes
mal informés (cf. l’article de Fabrice Nicolino dans un récent Charlie Hebdo) ou de
quelques
opposants (cf. le blog d’un opposant au projet Center Parcs) qui mettent en cause
sciemment le travail de négociation ardu et
ingrat [qu’elle mène] dans le cadre des mesures
compensatoires avec les services préfectoraux
et les maîtres d’ouvrage, en [lui] reprochant
injustement
d’abandonner [son] combat contre ces projets ».13 Les propos outranciers des quelques
opposants à
Center Parcs auquel la FRAPNA fait allusion renvoient effectivement aux
reproches
que nous pouvions faire à monsieur Meneu qui
soutenait lors d’une réunion publique à Roybon, le
14 septembre 2009 : « nous, en tant que
fédération d’associations de protection de la nature et de
l’environnement, nous n’avons jamais au départ
voulu dire que nous sommes contre le projet de
Center Parcs. Par contre nous avons dit : c’est notre rôle, c’est notre responsabilité de
souligner un
10
Cf. « Aux portes du Paradis » que le lecteur pourra ret rouver sur Internet ou le demander par correspondance
à
l 'adresse que vous trouverez en dernière page
de ce texte.
11
Réponse d'enquête publique concernant l'autorisation de défrichement et la demande de permis de construi re pour la
société SNC Roybon Cottage - Lettre du 4 juin
2010 de Francis Meneu, Président de la FRAPNA Isère, à Eugène
Bigotte, Commissai re Enquêteur, que l'on peut
consulter à l'adresse : http://www.frapna.org/isere/content/view/189/47/
12 Dans
son article « L’autoroute des présidents » paru le 10 mars 2010 dans Charlie Hebdo, Fabrice Nicolino disait
:
« « la mesure compensatoire » est une petite
merveille qui donne le droit de détruire, comme il existe désormais un droit
de polluer ». Et à partir de là, tout devient
négociable : « on détruit un marais, une zone humide, un bout de forêt
unique ? Pas grave, car on remplace. On fout
dehors des chauves-souris menacées partout, mai s ASF [Autoroutes du
Sud de la France] finance « deux galeries
artificielles ». Et paie au passage un magni fique matériel endoscopique à une
association pour mieux les observer dans leurs
gîtes. Mignon. Comme on bousille une rivière, on met aussitôt au point
« un protocole de prélèvement des écrevisses
dans la partie du Boussuivre dérivé », bien sûr « élaboré avec des
experts ». Plus tard, on élèvera des larves
qui seront « séparées des individus « parents » », avant d’être gentiment
déposées dans un autre « morceau » de rivière.
Et n’oublions pas que « le marché de recréation de mares vient d’être
lancé ». Oui après avoir recouvert des mares
naturelles sous le béton, ASF en creusera de nouvelles, ailleurs. »
13 «
Center Parc et mesures compensatoires », http://www.frapna.org/isere/content/view/189/47/
5
certain nombre
d’inquiétudes [...]. »14 Nous manifestions évidemment notre désaccord vis-à-vis de
cette opposition environnementaliste
complaisante, puisque nous avions décidé de nous opposer,
contrairement à
ce que défendait monsieur Meneu, à la construction de cette ville ; nous nous
trouvions sur des perspectives totalement
différentes.
Une opposition
à un projet qui cherchera seulement ses justifications dans la réglementation
en vigueur et
dans les alternatives acceptables15 par l'administration, ne mettra jamais en
question
l'organisation économique, et par conséquent
sociale et politique qui pourtant mène le monde à sa
perte. Lorsque nous soutenions la création
d'une association qui devait s'occuper essentiellement de
mener une bataille juridique contre le projet,
il s'agissait de nous permettre de gagner du temps afin
de continuer le combat que nous menions depuis
le début. Mais très vite les illusions gagnèrent les
esprits : les uns envisageaient de transformer
les Chambarans en un parc naturel régional, d'autres
se mettaient à la recherche d'espèces
protégées, tandis que d'autres encore misaient sur un bon
avocat ; tous dans l'espoir de pouvoir arrêter
le projet en se référant à la réglementation en vigueur.
Il n'était plus question de critique sociale,
ni d'agitation visant à remettre en question l'ordre établi,
mais plutôt de défense de l'environnement et
de convaincre les décideurs. Le monde redevenait
comme par enchantement le meilleur des mondes
possibles avec une législation et une
réglementation qu'il suffisait de suivre et
des élus sur lesquels on devait compter. L'opposition
devenait présentable et optimiste, la nouvelle
association arborant le sourire photogénique de
circonstance et de rigueur. Les experts
retrouvaient une considération, les politiques des
interlocuteurs.16 Tout redevenait lisse. Les catastrophes, les crises, la misère et la
morosité
contrôlables et par conséquent le capitalisme
démocratique, le meilleur des systèmes possibles ;
droites, gauches et écologistes aux rênes de
la machinerie politique qui les rend nécessaires.
L'altération de la vie en général,
l'insatisfaction et la morosité ambiantes ne sauraient trouver
une sortie dans l'abondance de faux besoins et
de divertissements ni dans le tourisme. Elles ne
sauraient non plus trouver de réponses dans
une décision de justice ni dans la rationalisation des
comportements humains par l'amende et la
répression. Bien au contraire !
Nous ne pouvons comprendre l'effondrement de
nos relations et la fluidité de notre temps
qui nous échappe, ce qui fait de la
consommation et du travail des nécessités, et du territoire un
espace divertissant idéalisé, sans faire une
critique de la marchandise, du travail et de la société
industrielle, et sans remettre la question
sociale (et non simplement environnementale ou syndicale)
et la poésie au centre de nos
préoccupations.
Henri Mora, le 3 septembre
2010
14 Il m'a
souvent été reproché de faire dire aux citations (hors contexte selon mes détracteurs) le contraire de ce qu'elles
étaient censées di re. Le lecteur se fera
lui-même une opinion en écoutant l'intervention in extenso de Monsieur Meneu à
l 'adresse suivante : http://www.dailymotion.com/video/xajv5b_reunion-roybon-du-14-sept -2009-sur_news
15 Parmi
les alternatives inacceptables pour l'administration, certaines ne sont pas moins critiquables. Stéphane Peron
actuellement président de l'association « Pour
les Chambaran sans Center Parcs » ne proposait -il pas, à titre personnel,
lors de l'enquête publique pour la demande du
permis de construire, de « récupérer des terres agricoles, fatiguées par
l ’intensité des cultures, que l’on pourrait
reboiser dans le cas d’un tel projet ? (par exemple dans la plaine de
Beaurepaire) Cela éviterait une déforestation
massive dans des lieux riches en biodiversité et apporterait de la nature,
des bois dans des plaines désertifiées par les
céréaliers dont les champs occupent aujourd’hui des surfaces à perte de
vue ... » (http://pcscp.org/spip.php?article23) Lorsqu'on se déclare « Pour les Chambaran sans Center Parcs », on peut
facilement vouloir le projet
ailleurs.
16 Les
associations qui dans les conflits se présentent comme des interlocuteurs prêts à négocier avec les pouvoirs
publics sont, pour la plupart, totalement
dépendantes des subventions qu'elles perçoivent de ces mêmes pouvoirs
publics. Il est difficile de mordre la main
nourricière. À ce propos, lors d'une réunion de la nouvelle association « Pour
les Chambaran sans Center Parcs », il a été
rapporté que l'association Espace Nature Isère organisatrice du Festival de
l 'Avenir au Naturel à L'Albenc avait refusé
que cette nouvelle association contre Center Parcs soit présente à la tribune
du Festival parce qu'elle craignait ainsi de
perdre les subventions que lui alloue le Conseil général . « Pour les
Chambaran sans Center Parcs » devait se
contenter d'un simple stand.
Correspondances : 45 Montée de la Rua, 38140 Renage -
qocp@orange.fr
6